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V. VIOLENCE ET DÉONTOLOGIE 19

Paradoxe : les Réflexions font la part belle à Les politiciens et leur cortège d’Intellectuels – uni-
Clémenceau, légendaire briseur de grèves, et versitaires et publicistes candidats aux postes
accablent en continu le héraut de la classe ouvrière, vacants de la République – disposant des com-
Jean Jaurès. Ce paradoxe éclaire l’idée de la vio- mandes de l’État, règlent la température sociale en
lence selon Sorel : Clémenceau exerce une bruta- utilisant la menace de violence des masses d’en bas
lisation salutaire qui met à nu la lutte des classes, contre la minorité possédante et industrielle d’en
élève le niveau de combativité syndicale, le maintien haut. En France, n’étant pas solidement canalisée
en état de guerre, prépare aux combats de demain. par des syndicats unifiés reliés aux élus, la violence
Clémenceau entretient par sa cynique brutalité ouvrière dont la puissance potentielle est indétermi-
la dualité sociale sans laquelle la guerre civile est née, échappe en large partie aux élus socialistes qui
impossible. Jaurès est le symbole du pacte social, prétendent l’utiliser :
pacte de confusion et de corruption ; agent du solida- « Une violence prolétarienne qui échappe à toute
risme, il s’emploie à émousser le tranchant des luttes appréciation, à toute mesure, à toute opportunité,
sociales par la voie légale et les avantages sociaux, peut tout mettre en question et ruiner la diploma-
et infuse dans la classe ouvrière le venin paralysant tie socialiste. » (67)
de l’assimilation bourgeoise. Clémenceau, marteau
des syndicats, est leur meilleur aiguillon. Il porte aux
syndicats des coups qui le redressent.
Méprisant les « avantages sociaux » dans lesquels
il voit l’opium du prolétariat, Sorel semble ignorer la
compassion, et le sentiment de pitié n’affleure guère
aux plans de sa recherche qui s’étagent sur trois
niveaux de compréhension et de sens :
1) l’« actualité historique »,
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2) le changement social,
3) l’observation des mœurs.
La démarche est à la fois métaphysique, socio-
logique, morale. Hégélien et crocéen sur ce point,
Sorel interroge la culture dans l’horizon indivisible
de la religion, de la philosophie, de l’art. On pourrait
ajouter que le Sorel historien ne détache pas le pré-
sent du passé qui le soutient ou le prévient.
Sorel, adepte de la violence romantique ? Sorel par-
tisan d’un renversement des valeurs à la façon de
Nietzsche ? La violence dont Sorel est le specta-
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teur, qui sert d’appui à son idéal de violence, n’est
rien moins que prosaïque, banale, quotidienne, se
fondant dans la monotonie des jours : esclavage du
travail, répression policière, chômage, accidents du
travail individuels, catastrophes collectives. Il existe,
en réaction, une violence ouvrière de basse inten- Pour Sorel, le devenir historique en tant que
sité, contenue et contrôlée par des manipulateurs contingence pure, chaos de causes entremêlées
socialistes, produits de la démocratie parlementaire, et indiscernables, n’obéissant à aucune loi, libre de
dont Jaurès figure l’idéal-type : déterminisme ou de téléologie, ce devenir est ouvert,
« Un peu de violences, contrôlée par un groupe à conquérir ; il est puissance pure en attente de sa
parlementaire, servait fort la politique parnel- cause efficiente.
lienne , comme elle sert aussi la politique de
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Jaurès. Dans un cas comme dans l’autre, un C’est à ce potentiel que s’alimente l’idéal de grève
groupe parlementaire vend la tranquillité aux générale. L’activité politique des socialistes déploie
conservateurs qui n’osent faire régner leur une fantasmagorie illusoire et mensongère, un décor
force. » (68). multicolore adaptable à plusieurs publics :

19. Les chiffres entre ( ) renvoient aux pages des Réflexions sur la violence, préface de Jacques Julliard, Seuil, 1990.
20. Au sens hégélien que Gaston Fessard donne à cette notion.
21. Griefs de Raymond Aron, op. cit.
22. Charles Stewart Parnell (1846-1891), aristocrate, parlementaire nationaliste irlandais dont les discours révolutionnaires masquaient une
prudente pratique conservatrice.

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