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conséquence, la protestation est commune, ce prochaine sous forme d’images de batailles
qui est précisément la Justice. » 34 assurant le triomphe de leur cause. Je propo-
Qui dit justice, dit combat. Sorel connaissait le mani- sais de nommer mythes ces constructions dont
la connaissance offre tant d’importance pour
feste de Rodolphe d’Ihering (1818-1892), Le Com-
bat pour le Droit . L’homme qui défend son droit l’historien ; la grève générale des syndicalistes
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n’agit pas seulement pour lui-même, mais pour la et la révolution catastrophique de Marx sont des
justice, dans l’intérêt de la loi, sur son injonction. Le mythes. » (21)
droit ne consiste pas en un formalisme séparé, dans On a coutume de rattacher, depuis Platon, le mythe
un langage spécial ; il n’est pas propre aux cours, à l’Idée, à l’expression de réalités inaccessibles au
aux jurisconsultes ; il les précède et les fonde dans concept, au logos, mais qui les conditionnent. Le
le sens commun du juste et de l’injuste. Un article de mythe, objet de croyance collective, fondamentale-
droit naît aussi naturellement qu’un article de gram- ment social, se transmet de génération à génération,
maire : à l’instar de Savigny et de Puchta, Ihering fait l’unité d’un groupe, d’une cité. Matrice de vérité,
naturalise le droit, l’inscrit dans une tradition et une remonté du passé le plus lointain, aux lisières du
pratique, conteste la division entre un droit criminel temps et de l’éternité, le mythe est invérifiable. Sous
voué à la répression, et un droit civil exempt de faute une forme invraisemblable, oraculaire, le mythe
et de sanction. Né de la lésion, le droit est balance délivre une vérité originelle. Les Grecs ont-ils cru à
et glaive en toutes ses parties. Un artificieux sépa- leurs mythes ? Le mythe n’est pas le produit de l’in-
ratisme du droit au nom de la science, le rend inac- férence logique, d’une déduction logique abstraite et
cessible au peuple, éteint le sentiment spontané de inerte. Il exerce une fonction chorégique par l’inten-
la justice, dénature les rapports sociaux. L’indul- sité des vibrations qu’il éveille dans les âmes, et qui
gence pour le coupable ou le débiteur, sous couvert unissent toutes les âmes. Performatif, le mythe est
d’humanité, est le symptôme d’un déclin du règne un rappel de conscience, le mémento d’un passage
du droit et d’une société décadente. L’auteur cite à l’acte spirituel ou matériel, l’image d’un impératif
l’adage « vim vi repellere omnes leges omniaque catégoriquel.
jura permittunt » . L’idée première du droit est celle S’il se rapporte généralement à l’Origine, évoque
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de légitime défense, un droit pour soi, un devoir pour un temps hors du temps – in illo tempore – Sorel
tous. Conflictuel, le droit est action, mobilise une inversant la direction temporelle du mythe, dépose
volonté tenace et persévérante, en appelle, au-delà en lui un eschaton, une réalité à venir, garantie
des faits et des intérêts, au devoir être : en ce sens par une mémoire historique simplifiée. Le mythe
il est moral et aspire la réalité sociale vers le haut. sorélien est greffé sur la grève générale qui appar-
Finalement, le droit se définit par ses modalités : tient au domaine du possible, objet problématique
l’actio du droit romain, le combat. Ihering conclut : pour la raison pratique, hypothèse d’action socio-
« Le combat est le travail éternel du droit. Du économique non vérifiée par l’expérience, dont les
moment où le droit n’est plus prêt à combattre, il chances de succès sont jugées faibles.
se sacrifie lui-même. »
Les Réflexions sont imprégnées de l’esprit de légi- Sorel procède à ce que Castoriadis désignera
time défense, de la dignité foncière d’un prolétariat, sous le nom d’« institution sociale imaginaire de la
nié en tant que classe sociale originale, soumis à société ». La grève générale, nécessaire pour des
la corrosion des mœurs bourgeoises, en attente raisons historiques et morales, incertaine dans ses
de réhabilitation et de reconnaissance. La grève modalités pratiques, sans date prévisible, doit être
générale, suprême violence, est l’outil de résolution mise hors champ de la discussion rationnelle.
de l’exploitation du prolétariat, mis en œuvre dans « Un mythe ne saurait être réfuté puisqu’il est au
certaines conditions spirituelles que Sorel subsume fond, identique aux convictions d’un groupe, qu’il
sous le nom de mythe. est l’expression de ces convictions en langage
de mouvement, et que par suite il est indécompo-
B. Le Mythe entre praxis et gnoséologie 38 sable en parties qui puissent être appliquées sur
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un champ de discussion historique. » (30)
On a vu qu’à l’inverse du mot force, le mot violence, Le mythe possède son champ d’évidence et d’intelli-
pour Sorel, n’est lesté d’aucun sens positif, et ne se gibilité. Il s’applique au devenir historique que Sorel
comprend que dans l’acception du mythe. qualifie de « mystère du mouvement historique » (44).
« Les hommes qui participent aux grands mou- L’histoire peut apparaître comme un chaos de cau-
vements sociaux se représentent leur image salités confuses et indiscernables. Elle est opaque
34. Ibidem, p. 216-217.
35. Rodolphe von ihering, Le Combat pour le Droit, trad. Alexandre-François Meydieu, Vienne, Manz,-Paris, Durand & Pedone-Lauriel, 1875.
Le point de départ de l’auteur est une critique de la sophistication de la théorie des preuves qui protège le débiteur aux dépens du créancier.
36. « Toutes les lois et tous les droits permettent de réprimer la violence par la violence. »
37. Chez Hegel et Marx, action collective.
38. Théorie de la connaissance.
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