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« Le jour où les patrons s’apercevront qu’ils n’ont est sans cesse déplacée : la guerre du prolétariat
rien à gagner par les œuvres de paix sociale ou se fait sans plan préétabli, ne cherchant aucun gain,
par la démocratie, ils comprendront qu’ils ont été sans objectif de conquête. Elle ne semble exister
mal conseillés par des gens qui les ont laissés que dans le choc, sous le coup de la brutalité bour-
persuader d’abandonner leur métier de créa- geoise. La violence prolétarienne ne se comprend
teurs de forces productives pour la noble profes- que dans un symbole unifiant, le mythe, moralement
sion d’éducateurs du prolétariat. » (79) vainqueur de la workhouse bourgeoise, structurée
Sorel évoque la violence de manière dispersée, par la mécanique abstraite des institutions et le
anecdotique, du coup de poing aux guerres napoléo- machinisme industriel. La violence, potentiel prolé-
niennes ; des Achéens aux Yankees. Les Réflexions tarien, se révèle dans un différentiel : la force maté-
ne sont pas un plaidoyer suivi, rationnel, encore rielle du capitalisme, sa condition de possibilité.
moins technique sur la violence comme l’Instruction Pièce maîtresse dans la représentation sorélienne
pour une prise d’armes de Blanqui (1868). du monde, la force du capitalisme se dit de multiples
« Il ne s’agit pas ici de justifier les violents, mais façons.
de savoir quel rôle appartient à la violence des « Il est important de mettre toujours en relief ce
masses ouvrières dans le socialisme contempo- caractère de haute prospérité que doit posséder
rain. » (42) l’industrie pour permettre la réalisation du socia-
Sorel semble adopter la règle durkheimienne d’ob- lisme […] Il faut présenter d’une manière saisis-
servation des faits sociaux qui n’ont pas d’individus sante les liens qui rattachent la révolution aux
pour substrat et doivent être traités comme des progrès de l’industrie. » (131)
choses, problématiser la violence : La révolution ne peut surgir qu’au sein d’un capita-
« Nous voulons savoir ce qu’est la révolution lisme prospère ; la déchéance économique entraîne
sociale actuelle, par rapport à la révolution celle du prolétariat. Aucune transformation essen-
sociale future. » (43) tielle du monde ne peut résulter de la décadence
Fausse piste. L’observateur est engagé dans le phé- économique . Outil d’exploitation, la fabrique, par la
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nomène social qu’il observe ; il lit l’avenir dans le discipline qu’elle impose, génère un processus invi-
présent. Sorel trahit les deux attentes du lecteur sur sible de libération. Elle transforme le prolétariat en
la violence : 1) une sociologie, 2) une phénoméno- armée secrète :
logie. Il fait part de ses réflexions ; il n’écrit pas un « La subordination de l’ouvrier au fonctionnement
« insipide bouquin de sociologie ». uniforme du moyen de travail et la composition
particulière du corps au travail […] créent une
La violence est évoquée et légitimée de façon mul- véritable discipline militaire qui devient le régime
tiforme, diffuse, diluée. Elle est le bruit de fond de général de la fabrique […] achève en même
l’ouvrage, dans le morcellement du concept. Sorel temps la division des ouvriers en travailleurs
évoque autant les vengeances privées, en Norvège, manuels et en surveillants du travail, en fantas-
en Corse, que la justice populaire spontanée telle sins communs et en surveillants d’industrie. » 25
la « loi de Lynch » aux États-Unis. Le plus souvent
l’idée de violence gravite dans l’orbite de la grève Sorel est sans apitoiement. Le soulèvement prolé-
générale. Sorel manie l’analogie et la métaphore tarien n’a rien de social ni d’humanitaire. Il rejette le
pour lui donner la plus grande extension : « La grève prolétariat en guenilles qui
générale offre les plus grandes analogies avec le « dans toutes les grandes villes, constitue une
premier système de guerre » ; il évoque l’« épreuve masse très distincte du prolétariat industriel,
décisive » du prolétariat, « son rôle historique », pépinière de voleurs et de criminels de toute
l’« héroïsme de son attitude militante » (164). Or l’in- sorte, vivant des déchets de la société, individus
terprétation des grèves n’est pas univoque : vécues sans métier précis, vagabonds, gens sans feu et
comme une bataille par les grévistes, elles ne repré- sans aveu, différents selon le degré de culture de
sentent aux yeux des politiciens qu’une occasion la nation à laquelle ils appartiennent, ne reniant
d’exercer leur « diplomatie sociale ». Sorel ne parle jamais leur caractère de lazzarones. » 26
pas d’armes, ni de tactique, ni de stratégie mais de
« probité [...] dans l’accomplissement des tâches », La guerre sociale n’oppose pas les riches et les
de « sentiment très net de la gloire », d’élan com- pauvres. Soutenue par un effort ascétique, la lutte
parable à celui des guerres de la Révolution, ins- n’a rien d’un idéalisme moral ni d’un élan roman-
pirant à chacun sa place au combat, l’oubli de soi, tique. Le théâtre de la guerre qui se dégage des
le sens du sacrifice. La signification de la violence Réflexions peut paraître par trop simplificateur,
24. G. Sorel, op. cit. : « La société capitaliste est tellement riche, et l’avenir lui apparaît sous des couleurs si optimistes, qu’elle supporte
des charges effroyables sans trop se plaindre ; en Amérique les politiciens gaspillent sans pudeur de gros impôts ; en Europe les
préparatifs militaires absorbent des sommes tous les jours plus considérables ; la paix sociale peut bien être achetée par quelques sacrifices
complémentaires. » p. 52.
25. Marx, K., Le Capital, Paris, PUF, 2006, Livre I, ch XIII, p. 475. « Le travail mort […] aspire et domine la force vivante de travail ». (Ibidem).
26. Marx, K., Les luttes de classes en France, éd. Maximilien Rubel, Folio histoire, 2007, p. 30.
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