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Goriely conclut en sens inverse :                  et Guesde sont réfractaires à tout compromis bour-
               «  Que par bien des côtés, les  Réflexions nous   geois.  Allemane,  parlementaire par pragmatisme,
               annoncent le fascisme c’est certain, mais comme   n’a jamais  renié son fond anarchiste, anticlérical,
               une mise en garde contre lui. »                 libre-penseur.  La grève générale  est un diviseur
                                                               supplémentaire, défendue par Allemane, combattue
            La lentille de l’anachronisme  joue son rôle défor-  par Guesde, discutée par tous.
            mant. Faut-il rappeler  que les  Réflexions  sont
            datées : 1908, et que la marche sur Rome a lieu en   Le syndicalisme Français se structure sur un mode
            1922 ? Que leur date de parution correspondait à un   binaire  :  au  niveau  local,  horizontal,  par  réseaux
            reflux du mouvement ouvrier, au déclin des grèves   d’ouvriers, les Bourses du Travail ; sur le plan natio-
            mâtées par la force ? Que la représentation ouvrière   nal, vertical, par filières professionnelles, la CGT.
            connaît une phase critique, qu’elle se sait vaincue ?

            A. Un légitimisme ouvrier ?

            Qui pouvait légitimement représenter la classe
            ouvrière  ? Les partis politiques  ? Les syndicats  ?
            Deux types d’émancipation  se disputaient  la légiti-
            mité ouvrière : un front électoraliste, un front syndical.
            Depuis les années 1890, la classe ouvrière est en
            quête d’identité et de représentation politique. Sorel
            découvre  un mouvement  syndical  en crise  ; d’un
            côté, un essai de conquête politique par la voie par-
            lementaire, de l’autre un idéal politique ouvriériste
            stricto sensu, représenté par lui-même. Au plan élec-
            toral, cinq partis se réclament de la classe ouvrière :
            1) le parti socialiste révolutionnaire d’Édouard Vail-
               lant (1840-1915), d’obédience blanquiste ;
            2) le parti ouvrier français de Jules Guesde (1845-
              1922), professant un marxisme orthodoxe révolu-
               tionnaire, hostile à la grève générale ;
            3) la fédération des travailleurs socialistes de France
               de  Paul  Brousse  (1844-1912)  organisateur  du
               socialisme méridional  dont les membres sont
               qualifiés de « possibilistes », c’est-à-dire attentifs
               à investir tous les niveaux accessibles de pouvoir
               et d’influence au niveau local (municipalisme) ;   La régulation du marché du travail était un enjeu de
            4)  le parti socialiste  révolutionnaire  de Jean  Alle-  pouvoir majeur dont le patronat tentait de s’assurer
               mane (1843-1935)  de tendance anarchiste, par-  le monopole au moyen des bureaux de placement,
               tisan de la grève générale et de l’action directe,   instruments de contrôle de la main-d’œuvre. Finale-
               d’une certaine autogestion proudhonienne ;      ment, les syndicats imposèrent  leur  propre  organi-
            5)  le parti socialiste français de Jaurès (1859-  sation. En 1875, les ouvriers parisiens réclamaient
                                                               par voie de pétition un local  clos et couvert où
              1914), ouvertement républicain, parlementaire et   s’abriter, le matin, en attendant l’embauche. La loi
               réformiste.
                                                               de 1884 sur les syndicats incita le conseil municipal
            Vaillant, Guesde et  Allemane  furent des commu-   de Paris à construire la première Bourse du travail
            nards actifs, poursuivis de ce chef, réduits à l’exil   (1892), exemple rapidement suivi, notamment dans
            (Vaillant, Guesde) ou déportés au bagne (Allemane),   le  Midi  :  Béziers,  Montpellier,  Sète,  Saint-Étienne,
            amnistiés en 1880. Brousse, publiciste prévenu de   Nîmes,  Toulouse,  Bordeaux,  Toulon,  Cholet…  Le
            délit de presse, s’est exilé pour échapper aux pour-  mouvement s’étendit rapidement. De 1893 à 1906,
            suites. Vaillant,  Guesde, Allemane  sont marxistes,   le nombre de Bourses du Travail passe de 37 à 135.
            soit ayant fréquenté Marx (Vaillant, Guesde) soit par   La fédération du réseau des Bourses et leur organi-
            étude personnelle en autodidacte (Allemane). Tous   sation interne sont l’œuvre d’un militant d’exception,
            sont  des  intellectuels issus de la bonne bourgeoi-  Fernand Pelloutier (1867-1901), anarchiste pragma-
            sie,  sauf  Allemane,  fils  d’un  paysan  pyrénéen  du   tique, décrit par Dolléans  comme ayant du mouve-
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            Comminges. Vaillant et Brousse appartiennent aux   ment ouvrier « une conception complexe, éducatrice
            professions médicales. Jaurès et Brousse sont par-  autant que constructrice », une « personnalité rayon-
            tisans de la réforme par voie parlementaire. Vaillant   nante » dont Emile Pouget, Paul Delesalle, Pierre

            4. dolléanS E., Histoire du mouvement ouvrier, Vol. 2, Paris, Armand Colin, 1946, p. 51.


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