Page 5 - lettre_crhssoccitanie_38h
P. 5
Monatte, Edmond Jouhaux reconnaîtront avoir subi tangibles ; leur institution était par elle-même une
l’ascendant. Sorel écrit de Pelloutier : action, une déclaration de guerre à la société bour-
« Les historiens verront un jour dans cette entrée geoise, un instrument pragmatique de guerre sociale
des anarchistes dans les syndicats, l’un des plus et de formation culturelle et politique du prolétariat.
grands événements qui se soient produits de « Apprendre au prolétariat à vouloir, l’instruire
notre temps ; et alors le nom de mon pauvre ami par l’action et lui révéler ses propres capacités,
Fernand Pelloutier sera connu comme il mérite voilà tout le secret de l’éducation socialiste du
de l’être. » peuple. »
L’idéologie anarchiste, dérivée de Proudhon, don- Elles préfiguraient l’union des producteurs, à l’éche-
nait mission au syndicalisme d’éliminer toute vio- lon local, dans un réseau concret de relations.
lence sociale à l’intérieur d’une société sans classe « Dans le plus grand nombre de cas, les ouvriers
constituée d’une fédération de producteurs, d’ex- d’une même ville ont plus d’intérêts communs
clure la tyrannie de la centralisation au profit du que les ouvriers d’une même profession habitant
régionalisme, et de réduire les fonctions de l’État à des villes éloignées. […] On peut dire que dans
de simples fonctions administratives. toute localité où le socialisme a pris de l’exten-
Pelloutier voulait faire des Bourses des écoles sion, il existe une commune ouvrière en voie de
d’économie sociale et considérait que l’affranchisse- formation. »
ment prolétarien dépendait de l’effort de tous. Il avait Les Bourses du travail sont les bases avancées de
organisé leur fonctionnement en services : la révolution sociale et le soutien logistique de son
1) le service de mutualité, mission première, com- fer de lance : le syndicalisme confédéré, conduit
portant les fonctions de placement proprement par Victor Griffuelhes (1874-1922). L’opposition
dites, le service du viaticum ou secours de voyage profonde qui existe entre Pelloutier et Griffuelhes
enregistré sur un livret permettant à son titulaire se ramène à deux traits essentiels. Tout d’abord,
de se déplacer pour motif de recherche d’emploi en même temps qu’un organisateur, Pelloutier est
sans être suspect de vagabondage ; les secours un théoricien : il applique une conception du mou-
contre les accidents du travail. Ce dernier service vement ouvrier qui s’est fondée en lui pendant sa
fournissait aux victimes une assistance médicale retraite de 1890 à 1892. Victor Griffuelhes, comme il
et juridique permettant de défendre leurs droits l’écrira lui-même, est « un ouvrier ayant puisé dans
face aux compagnies d’assurances qui assu- une existence fort difficile, dans des privations multi-
raient depuis 1894 la responsabilité patronale ; ples » la source première de ses croyances syndica-
listes. » Griffuelhes, blanquiste, est un tacticien des
5
2) le service de l’enseignement, chargé de promou- grèves, au coup d’œil sûr. Il possède les vertus d’un
voir la culture ouvrière par des bibliothèques de chef, il voit vite et décide.
prêt, des cours techniques et professionnels, et
d’enseignement général. Les Bourses accueil-
lirent, pendant un temps, des universités popu- B. La CGT et la grève générale
laires. On retrouvait dans les bibliothèques des
œuvres de Darwin, Marx, Guesde, Kropotkine, Lors de sa fondation, en 1895, au congrès de
Sorel, Lamennais, Zola, Volney, Rousseau, Limoges, la Confédération générale du travail (CGT)
Spencer… ; n’est qu’une mosaïque de syndicats soulevés par un
romantisme révolutionnaire qui substituait aux fusils,
3) le service de la propagande était chargé de la barricades, assauts de Blanqui, les bras croisés, la
presse syndicale, de l’élection des conseillers grève générale. Mais elle affirme quelques principes
prud’hommes ouvriers, de leur formation et de qu’elle ne cessera de marteler : autonomie syndicale,
leur surveillance ; rupture avec les partis, l’État, les municipalités ; rejet
4) le service de résistance, qui reconduisait un du réformisme ; dépassement du mutualisme bien-
terme rappelant l’organisation ouvrière clandes- pensant dans lequel on prétend l’enfermer ; lutte des
tine à l’époque impériale, s’occupait de l’organi- classes.
sation des grèves, du financement des caisses
de grèves et des soupes communistes. Pelloutier Au congrès d’Amiens (8 au 14 octobre 1906),
Griffuelhes ostracise le parlementarisme séducteur
préconisait l’organisation rationnelle des grèves.
des Guesde, Jaurès, Vaillant, et le réformisme de
Résistant à l’ingérence de pouvoirs publics, au Keufer. La lutte des classes ne se fait pas au Par-
« subventionnisme » municipal, les Bourses du Tra- lement mais dans les ateliers. Il devine et déjoue
vail étaient conçues comme la base logistique des les manœuvres de Waldeck-Rousseau et Millerand,
luttes syndicales, dont le réseau couvrait le terri- dénonce leur « socialisme corrupteur » . La légende
toire, un appui aux grèves et à la grève générale. À veut que Griffuelhes et son éminence grise Émile
la différence du bulletin de vote et des promesses Pouget, aient griffonné, sur un coin de table de
électorales, elles réalisaient des œuvres concrètes, bistrot, la motion qui devint La Charte d’Amiens.
5. E. dolléanS, op. cit., p. 119.
5