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natal. Or le prolétaire ne possède rien, pas même le sans intermédiaire, une liberté de spontanéité, selon
souvenir de sa lignée familiale . Contre le moi bour- les modes les plus appropriés pour exercer une pres-
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geois de Barrès, épris des sensations de soi-même, sion extérieure efficace sur l’État, les patrons… Elle
contre l’esthète aux délectations égocentriques, se déroule selon une gamme d’actions : la grève, le
Pelloutier exalte le moi actif du prolétaire, sa fierté, boycottage, c’est-à-dire le ciblage et la mise à l’in-
son horizon de libération, son affranchissement de dex de mauvais patrons, le label, opération inverse,
tous les liens sociaux factices et tyranniques qu’on adresse recommandée du bon patron, le sabotage
entend lui imposer. Son moi, par les rejets même (discuté). Pouget voit dans la grève « l’heureux
que suppose son affirmation, par son combat quo- symptôme de l’accroissement de l’esprit de révolte »
tidien, témoigne du sérieux de son implication dans et un acte d’« expropriation partielle du capital ».
l’existence, de l’authenticité d’une vie tendue vers
sa libération.
Le syndicaliste n’est ni l’agent aveugle de la
Révolution, ni l’homme des masses, décrit par Le
Bon. Il ne se confond pas. Il s’unit. Il est conscience et
action consciente, pour soi et pour les autres. L’idée
de grève générale implique un projet d’émancipa-
tion universelle ; apolitique, pacifique, elle marque le
rejet définitif du blanquisme et de la violence armée,
et de tout projet politique et militaire de conquête de
l’État, de toute domination par l’État. « Gymnastique
révolutionnaire », la grève générale, non sanglante
et légale, reprend la geste révolutionnaire de 89,
généreuse, et révoque le jacobinisme de 93.
La grève générale possède un autre atout, d’ordre
psychologique, relevé par Aristide Briand (1862-
1932), qui la rend redoutable et l’érige au niveau de
menace sérieuse contre l’État :
« La grève Générale, pour la Société Capitaliste,
c’est l’inconnu, toujours redoutable, l’adversaire
mystérieux, dont la force doit être présumée
d’autant plus grande, plus irrésistible, qu’on n’a Selon Pouget, la grève générale n’a pas de « blason
pas eu encore la force de la mesurer. » idéologique », elle vient du peuple ; il la voit comme
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Au tournant du siècle, le syntagme de grève géné- une « cassure » (une diremption dirait Sorel) :
rale est indissociable du syndicalisme. « La grève générale est la cassure matérielle
entre le prolétariat et la bourgeoisie qu’a précé-
En 1908, Émile Pouget rédige une exégèse de la dée la cassure morale et idéologique par l’affir-
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Charte, commente la mission du syndicat, la tac- mation et l’autonomie de la classe ouvrière. »
tique syndicale, et le projet de dichotomie sociale qui
les commande. La Confédération n’abdique devant En conséquence, c’est une caractéristique du syndi-
aucun pouvoir ; elle est anarchiste c’est-à-dire calisme français, conformément à la lettre du Mani-
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a-parlementaire, a-religieuse, a-patriotique. L’action feste du Parti Communiste (1847), l’émancipation
relève d’une minorité agissante et désintéressée, ne des travailleurs « ne peut être l’œuvre que des tra-
poursuivant pas un but particulier ou individualiste, vailleurs eux-mêmes ».
mais collectif et solidaire. L’action directe ne désigne La théorie de la grève générale sera abandonnée
pas une action violente, mais une capacité à agir par les dirigeants de la CGT à partir de 1913. Elle est
10. Dans Le Premier homme, Albert Camus a montré combien est pauvre la mémoire familiale chez les pauvres. À l’inverse, Roquentin, le
personnage de Sartre dans La Nausée, regarde (goguenard) les portraits des grands bourgeois de la ville exposés au musée du Havre, qui
perpétuent leur présence, leur lignage, leur domination.
11. Aristide Briand, La Grève Générale et la Révolution, compte-rendu sténographique revu par l’auteur, du discours au Congrès du Parti
socialiste (décembre 1899), Paris, La Brochure mensuelle, n°112, avril 1932.
12. Émile Pouget, La Confédération générale du Travail, Paris, Marcel Rivière, 1908.
13. Définition de l’anarchie par Proudhon : « Tous les anarchistes entendent par anarchie ceci : le but du mouvement prolétaire, l’abolition
des classes une fois atteint, le pouvoir de l’État qui sert à maintenir la grande majorité exploitante sous le joug d’une minorité exploitante
peu nombreuse, disparaît, et les fonctions gouvernementales se transforment en de simples fonctions administratives. » Proudhon, Idée
générale de la révolution au XIX Siècle, cité par G. Sorel, Préface à Histoire des Bourses du Travail, ouvrage posthume de Fernand Pelloutier, Paris,
e
Alfred Costes,1921, p. 55.
14. « Nous [Marx et Engels] pensions absolument que « l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes… »
engelS, F., Le Manifeste du Parti communiste, Préface à l’édition anglaise de 1888 , trad fr. Paris, 10|18, 1969, p. 15.
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