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sur la condition des Grands, le jeune duc de Luynes, le rapport de force qui s’instaure, seule la violence
est averti : économique du capitalisme, solidifiée, consolidée,
« vous ne vous trouvez au monde que par une systémique, faisant bloc, ayant force de loi, mérite
infinité de hasards. […] Ainsi tout le titre par le nom de force. La loi fondamentale est la lutte des
lequel vous possédez votre bien n’est pas un classes. Loi pratique, phénoménale, expérimentale,
titre de nature, mais d’un établissement humain. inhérente à l’artefact productif industriel qui incor-
Un autre tour d’imagination dans ceux qui ont fait pore l’homme au machinisme universel. La dichoto-
les lois vous aurait rendu pauvre ; et ce n’est que mie sociale est une loi physique ou structurelle qui
cette rencontre du hasard qui vous a fait naître pourrait n’être qu’un déterminisme originel si elle
avec la fantaisie des lois favorables à votre égard, n’était surmontable par la volonté libre du prolétariat
qui vous met en possession de tous ces biens. » au nom de la dignité humaine.
Comme Pascal, Sorel récuse le droit naturel, et toute Nous avons vu Pelloutier exhorter les prolétaires à
fiction relative à la légitimation de l’ordre social exis- devenir « les amants passionnés de la culture de
tant. Mais l’inconsistance du droit naturel que Pascal soi-même », c’est-à-dire à introduire la subjectivité,
a mis à jour ne peut que le renvoyer aux données la passion et la conscience de soi dans le monde
de la foi. objectif du travail et de la lutte, à sortir de la masse
« Cette critique du droit naturel n’a point la parfaite souple et disciplinée, rouage de l’artefact industriel
clarté que nous pourrions lui donner aujourd’hui, dominateur, en un mot à devenir conscience de
parce que nous savons que c’est dans l’écono- soi. Nous pouvons identifier chez Sorel un point
mie qu’il faut aller chercher le type de la force de départ éthique, personnaliste, déjà énoncé par
arrivée à un régime pleinement automatique et Proudhon, qui constitue le point d’appui du droit et
pouvant ainsi s’identifier parfaitement avec le de la justice :
droit, tandis que Pascal confond dans un même « Aucun écrivain n’a exprimé avec plus de force
genre toutes les manifestations de la force. » (17) que Proudhon, les principes de cette morale que
Pour le même motif, l’ignorance des lois écono- les temps modernes ont vainement cherché à
miques, Sorel rejette aussi bien le contractualisme réaliser : “Sentir et affirmer la dignité humaine,
que l’ontologie solidariste qui valorise le vinculum dit-il, d’abord dans tout ce qui nous est propre,
substantiale qui relie et unit tous les éléments du puis dans la personne du prochain, et cela sans
réel. retour d’égoïsme, comme sans considération
aucune de divinité et de communauté ; voilà le
Ce connaisseur des Grecs ne fait pas référence à droit. Être prêt à prendre en toutes circonstances
Héraclite dont deux fragments cisèlent une ontolo- avec énergie, et au besoin contre soi-même, la
gie du conflit et de la guerre, cause du mouvement défense de cette dignité : voilà la Justice.” »
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universel, genèse du droit , fondement de l’inéga- (207-208)
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lité des conditions parmi les hommes. Le lecteur
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de Marx et de Hegel qu’était Sorel ne fait pas Un peu plus loin, il cite encore longuement Proudhon,
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davantage allusion à la dialectique du Maître et de et met en évidence le « soi-même comme un autre »,
l’Esclave, à la lutte à mort pour la reconnaissance, à l’essence une et commune de tous les hommes,
la mise en jeu de la vie. 32 constitutive en tous de l’individu et de l’espèce,
confondant en chacun l’individu et l’espèce, de sorte
Il n’y a pas chez Sorel de réflexion sur le principe de que
la violence en soi ; la violence est un donné, un pro-
duit social, non un concept ou un thème moral ; elle « l’injure commise est ressentie par les tiers et par
exprime la structure agonistique de la réalité. Dans l’offenseur lui-même comme par l’offensé, qu’en
29. On retrouvera le droit comme conflit chez un juriste apprécié de Sorel : Ihering. Cf. infra.
30. Héraclite d’Ephèse : Fr. 80 : « Il faut savoir que la guerre est commune et que le droit est conflit et que toutes choses adviennent par le
conflit et la nécessité. »
Fr. 53 : « La guerre est le père de tous, et le roi de tous, et il fait apparaître les uns comme des dieux, d’autres comme des hommes ; il fait les
uns esclaves, les autres libres. » in G.S. kirk, J.E. raven, M. SchoField, Les philosophes présocratiques, Fribourg (Suisse ), éditions universitaires
de Fribourg-Paris, Cerf, 1995, n° 211 et 212, p. 206. Autre traduction : Jean-François Pradeau, Héraclite, Paris, Cerf, 2022, n° 41 et 42, p. 37.
31. On sait que la question de l’Un et du multiple est la croix des métaphysiciens. Sorel est partisan indéfectible du multiple contre l’Un
dont la figure, parmi les hommes, est l’État. Néanmoins Sorel considère Hegel comme un maître penseur : « Il n’est pas téméraire de dire
que les philosophes demeurés étrangers à ses [Hegel] pensées n’ont été que des étrangers dans ce temps de culture. Il me paraît probable
que les historiens de l’avenir interpréteront l’hégélianisme comme étant la transition entre l’ère des philosophes dogmatiques et l’ère des
philosophes qui se proposent de donner à l’esprit une direction propre à faciliter les découvertes. » Il cite en note Benedetto Croce : « Il fallait
conserver la partie vitale c’est-à-dire la conception du concept, l’universel concret, avec la dialectique des contraires et la théorie des degrés
de réalité. » « Vues sur les problèmes de la philosophie », Revue de Métaphysique et de Morale, n° 5, 1910, p. 613.
32. « L’individu qui n’a pas mis en jeu sa vie peut, certes, être reconnu comme personne ; mais il n’est pas parvenu à la vérité de cette
reconnaissance, comme étant celle d’une conscience de soi autonome. » G.W.F. hegel, Phénoménologie de l’Esprit, trad. J-P. Lefebvre, Paris,
Aubier, 1991, IV, §119, p. 153.
33. Proudhon cité par Sorel, De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, tome 1, p. 216.
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