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« faire croire aux ouvriers que l’on porte le dra- ordre nouveau, libérateur, dans la filiation de 1789.
peau de la révolution, à la bourgeoisie qu’on Mais Sorel ne manie pas des idées abstraites, non
arrête le danger qui la menace, au pays qu’on plus que des héros de papier. Les Réflexions sont
représente un courant d’opinion irréversible. » construites à partir du matériau syndical brut, de
(67). ses mots d’ordre, de ses techniques, des paroles
de ses leaders. Le rythme héroïque qui les soulève
La violence en cours, artificieusement excitée par est celui des Pères Fondateurs de la CGT, Pelloutier,
les socialistes, est un détournement, un vol d’éner- Griffueilhes, Delesalle, Pouget, Monatte, chevaliers
gie, un gaspillage qui contribue à l’épuisement phy- de l’« épopée des grèves ».
sique et moral de la classe ouvrière. L’imposture
socialiste se livre à un agiotage des vices : la lâcheté A. Une violence fondatrice ?
bourgeoise, l’envie prolétarienne. La violence est un
matériau trop précieux pour tolérer plus longtemps Sorel procède à une mise au point terminologique.
son instrumentalisation par des politiciens vicieux « Tantôt on emploie les termes force et violence
contre une bourgeoisie veule et dégénérée, aux en parlant des actes de l’autorité, tantôt en par-
dépens d’une classe laborieuse abusée. La violence lant des actes de révolte. Je suis d’avis qu’il y
est un objet de recel mis sur le marché noir de la aurait grand avantage à adopter une terminolo-
politique où elle est négociée, vendue, troquée en gie qui ne donnerait lieu à aucune ambiguïté et
paix sociale, en devoir social, payée par la fausse qu’il faudrait réserver le terme violence pour la
monnaie des avantages sociaux. Rejet viscéral du deuxième acception ; nous dirions donc que la
solidarisme. Sorel pense en physicien social. Les force a pour objet d’imposer l’organisation d’un
Réflexions procèdent au recentrage et à la concen- certain ordre social dans lequel une minorité
tration physiques d’une violence disséminée, frag- gouverne, tandis que la violence tend à la des-
mentaire, débilitante, aliénée aux astuces socialistes. truction de cet ordre. La bourgeoisie a employé
Sorel entend que la violence soit aussi forte que la la force depuis le début des temps modernes,
force est violente. La violence est une dépense, un tandis que le prolétariat réagit maintenant contre
travail qu’il faut ressaisir, resituer à son site originel, elle et contre l’État par la violence. » (169)
restituer à ses détenteurs légitimes, les syndicats et Dans l’acception courante, la force est valorisée, la
l’élite de l’âme ouvrière. Il s’agit de transformer une violence critiquée. L’ordre contre le désordre. La
violence de basse intensité quotidienne en violence forme et l’informe. La norme, l’anomie. D’un côté
de haute intensité historique. Dans la phase décli- l’acte volontaire, de l’autre la pulsion de destruction.
nante des mouvements sociaux, lorsque le syndi- La force donne une image d’invincibilité et de maîtrise,
calisme chancelle, que s’éloigne la perspective de la violence offre le spectacle d’un déchaînement
la grève générale, Sorel procède à une recapitali- incontrôlable, sans but. L’opposition de la force et
sation, à une « économie » de la violence, au réar- de la violence est analogue à celle du normal et du
mement moral des acteurs. Les Réflexions sont le pathologique, de la révolution et de la révolte. La
miroir où se reflète l’image inversée de la Réforme bourgeoisie s’impose par la force, le prolétariat
intellectuelle et morale de Renan. Les deux médita- résiste par la violence. Sorel a échoué, dans son
tions s’inscrivent dans un moment de crise profonde essai de dogmatique linguistique, à imposer un sens
où toute perspective d’avenir paraît fermée, pointent positif au concept de violence prolétarienne, à lui
en termes comparables le même risque de décom- imprimer une justification axiologique comme contre-
position morale et sociale, invoquent une élite sal- valeur de la force bourgeoise. La force ne serait-elle
vatrice, se veulent, par leur propre témoignage, la que la violence provisoirement dominante ?
preuve d’un sursaut. Chacun à leur façon, Renan
et Sorel en appellent au devoir. Renan imagine une Sorel ne tente même pas d’établir la légitimité de la
aristocratie de clercs recrutée au mérite, vouée à la violence comme réponse aux abus de la force. Au
libre recherche scientifique, et une noblesse d’épée contraire, à la lumière de Marx, il magnifie la féro-
héréditaire vouée au métier des armes, dominant cité répressive de l’ordre bourgeois : l’antagonisme
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un peuple soumis. Sorel imagine une élite, la fine de classe conditionne la révolution prolétarienne ;
fleur du syndicalisme, entraînant le prolétariat dans il exclut, par définition, toute médiation solidariste.
l’élévation morale, condition de la révolution sociale, Le combat syndical doit s’employer à faire échouer
et du renversement de toutes les dominations. toutes les chances d’intégration offertes au proléta-
L’idéal de chacun des penseurs est, certes, frappé riat par la démocratie, la législation et les œuvres
à leur effigie. Lorsque Renan propose une restau- sociales, qui sont autant de perversions et de déna-
ration contre-révolutionnaire, Sorel vise à fonder un turation des classes :
23. G. Sorel, Réflexions, p. 79 : « Dans un article écrit en septembre 1851, (le premier de la série publiée sous le titre Révolution et Contre-
révolution), Marx établit le parallélisme suivant entre les développements de la bourgeoisie et du prolétariat : à une bourgeoisie nombreuse,
riche, concentrée et puissance, correspond un prolétariat nombreux, fort, concentré et intelligent. Il semble ainsi penser que l’intelligence du
prolétariat dépend des conditions historiques qui assurent la puissance à la bourgeoisie dans la société. Il dit encore que les vrais caractères
de la lutte des classes n’existent que dans les pays où la bourgeoisie a refondu le gouvernement conformément à ses besoins. »
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