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GEORGES SOREL
OU LE SOLIDARISME VU D’EN FACE
IV. L’ATELIER DE LA DISCORDE
Les Réflexions sur la violence recueillent une série décoré, de mœurs régulières, studieux et casanier.
d’articles parus entre le 15 janvier et le 15 juin 1906, On s’interroge sur ce « transfuge de classe », plus
dans Le Mouvement socialiste, revue bimensuelle proche de la catégorie dominante des ingénieurs et
internationale, aux signatures prestigieuses (Marcel des intellectuels que des militants ouvriers dont il ne
Mauss, Jaurès, Rosa Luxembourg, Péguy…) diri- partage pas la condition, qu’il ne semble connaître
gée par un jeune publiciste, Hubert Lagardelle que par ouï-dire. Les désignations de bourgeois
(1874-1958), que la notice nécrologique du Monde révolutionnaire ou de révolutionnaire conservateur
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présente, avec Georges Sorel et Edouard Berth, jettent un doute sur l’authenticité de l’auteur et la
comme un théoricien de l’anarcho-syndicalisme. cohérence de l’œuvre. Pourtant, Sorel a fait l’objet
L’ascendant de Sorel s’exerçait sur des généra- de trois thèses de son vivant (1913-1914), de deux
tions plus jeunes. À soixante-cinq ans, l’audience thèses dans les trois années qui ont suivi sa mort.
de Sorel ne dépasse pas les cercles brillants, mais Il est une discordance interne aux Réflexions : une
étroits, des revues savantes et du syndicalisme. Il oscillation quasi constante entre traditionalisme
accédera, tardivement, par ses articles et l’ouvrage et révolution, caractéristique des écrits de Péguy
qui les rassemble, à la plus ambiguë des célébrités. (1903), réaction contre la bourgeoisie qui a détruit,
Hubert Lagardelle (1874-1958) est représentatif de avec la monarchie, l’héritage des mœurs françaises
l’errance idéologique qui a caractérisé la crise des qui faisaient seules la force et la richesse du peuple.
années trente et brouillé les parcours entre l’extrême L’embarras est perceptible dans le commentaire de
gauche et l’extrême droite. Né près de Toulouse, fils Goriely qui a pourtant dégagé l’œuvre de ses liens
d’un exploitant agricole, Hubert Lagardelle fait des supposés avec le fascisme. La condamnation est
études de droit à Toulouse, milite à gauche, proche sans appel sous la plume de Raymond Aron, qui
de Guesde, de Jaurès, de la CGT ; fonde Le Mouve- écrit à Londres, dans La France libre (avril 1941) un
ment socialiste (1898-1914). Entre les deux guerres, article intitulé « Le romantisme de la violence » :
il se rallie à la droite corporatiste, rejoint en 1926 le « Sorel, petit bourgeois étranger au métier des
Faisceau de Georges Valois et s’intéresse au fas- armes aussi bien qu’à l’authentique vie ouvrière,
cisme mussolinien ; c’est à ce titre qu’il est appelé rêve d’une violence qui serait aussi peu san-
au Palais Farnèse comme conseiller de l’ambas- glante que possible. À la manière de tous les
sadeur Henri de Jouvenel (1932-1937) ; revenu romantiques, il idéalise la violence, il la veut
sur ses terres toulousaines, Lagardelle devient un “sans haine et sans esprit de vengeance”, il l’ima-
ardent militant de la cause régionaliste, adhère au gine sur le modèle des combats chevaleresques.
corporatisme, à la révolution nationale. D’avril 1942 Il souhaite conférer aux conflits sociaux “un
à novembre 1943 il exerce les fonctions de ministre caractère de pure lutte, semblable à celui des
du Travail dans le ministère Laval, chargé de mettre armées en campagne”. »
en œuvre la Charte du travail et le service du travail
obligatoire ; accusé de manquer de zèle et d’incliner L’auteur rapproche Sorel et Mussolini selon la
à la lutte des classes, il est contraint de démissionner. célèbre antithèse de Péguy opposant mystique de
Arrêté à son domicile parisien en 1944, il comparaît la violence et politique de la violence, cette der-
nière étant le dégradé de la première. Il rapporte,
en 1946 devant la Haute Cour qui le condamne aux sans donner la référence, la phrase de Mussolini :
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travaux forcés à perpétuité, à la dégradation natio-
nale et à la confiscation des biens. Il fait l’objet d’une « C’est à Sorel que je dois le plus, pour moi l’essen-
remise de peine en 1949. Publiciste et directeur de tiel était : agir », phrase tirée d’un entretien accordé
au quotidien espagnol ABC en 1922, lorsque le futur
revues compétent, il laisse un manuscrit inachevé :
Georges Sorel, un bourgeois révolutionnaire et son Duce se cherchait une généalogie intellectuelle et
annexait à son tableau d’honneur celui qu’il qualifiait
époque.
en 1910 d’« esprit bourgeois », de « pensionné de
Discordantes, les Réflexions le sont à plus d’un titre. l’État », de « décoré », de « ver de bibliothèque », de
Leur contenu cadre mal, au premier abord, avec l’al- « jésuite perfectionné », de « clown faisant des sauts
lure extérieure de l’auteur, un bourgeois rentier et périlleux » ! En 1912, Mussolini le juge « liquidé » !
2. Freund Michael, Sorel Georges. Der revolutionäre Konservatismus, Francfort-sur-le Main, Klostermann, 1932. 2 éd. augmentée, 1972.
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3. Sur le « fascisme » de Sorel, cf. J. Julliard : « Sur un fascisme imaginaire », Annales ESC, n° 4, juillet-août 1984, pp. 849-859.
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