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À la guerre, avilie par la cupidité des hommes poli-  l’adversaire », du « duel décisif », de la guerre totale
            tiques et la lâcheté des pacifistes, le sublime rend   qui décide de la victoire absolue d’un camp, cette
            honneur et noblesse  ; le métier des armes ne peut   date relève d’un temps imprévisible auquel il faut se
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            se comparer à aucun autre.                         préparer.
            Sorel recherche des moyens courts et fulgurants,   Le mythe  et  le sublime, l’appel à  la grève géné-
            intuitifs, non discursifs, qui traversent toutes les   rale  sondent  la mémoire  profonde,  la  portent  au
            couches du psychisme , ou, en termes bergsoniens,   paroxysme  de  son  intensité,  font  affleurer,  dans
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            épousent l’écoulement de la durée personnelle : la   une image instantanée, «  des souvenirs  très cui-
            grève générale est                                 sants de conflits particuliers », colorés par une vie
               « le mythe dans laquelle le socialisme s’enferme   intense,  font remonter  des profondeurs  à la  claire
               tout entier, c’est-à-dire une organisation d’images   conscience l’intuition ineffable du socialisme débor-
               capables d’évoquer instinctivement tous les sen-  dant tout concept, au-delà  du langage.  «  C’est,
               timents qui correspondent aux diverses manifes-  écrit Sorel, la connaissance  parfaite de la philoso-
               tations de la guerre engagée par le socialisme   phie bergsonienne. » (120-121). Sur le plan de la
               contre la société moderne »(120)                connaissance, le mythe est une « vue d’ensemble »,
                                                               collective  parce que  partagée, qui  agit sur le  pré-
            Le mythe  doit être  suggestif, immédiat, toujours
            renaissant  et percutant, porteur  d’un  ordre  perma-  sent. Il est scientifique au sens de la physique parce
            nent comme le  memento mori des moines, ou le      qu’il révèle le potentiel d’une force historique. Sur la
            delenda est Carthago de Caton.                     base des relations de l’intuition et de la raison, Sorel
                                                               oppose, célèbre antithèse, le mythe à
            Non discursif, anti-intellectualiste, le mythe sauve la   l’« utopie [qui] est le produit d’un travail intellec-
            grève générale de la critique, la place hors de dis-  tuel, […] l’œuvre de théoriciens qui, après avoir
            cussion, s’élève lui-même au-dessus du langage et     observé et discuté les faits, cherchent à établir
            de la contradiction. Les questions de faisabilité ne   un  modèle  […]  ;  c’est  une  composition  d’insti-
            doivent  pas  affaiblir  un  terme  aussi  chargé  d’his-  tutions […] ; c’est une construction démontable
            toire, de sens, de valeur affective, non plus que la   […] » (p. 30).
            combativité  de ses partisans. C’est pour eux qu’il    Le mythe, intuitif, conduit à la révolution ; l’utopie,
            écrit,  le  petit  nombre,  les  élus.  Ni  concept  définis-  rationnelle,  à la réforme et au juridisme.  L’utopie,
            sable, ni fait social ordinaire, ni tactique bien définie,   fabrication conceptuelle,  organisation  rationnelle
            la grève générale invoque les souvenirs du passé :   d’un avenir de papier, est incapable d’appréhender
            la légende napoléonienne, la lutte contre Satan des   le devenir qui n’obéit pas aux lois du tout fait, mais
            catholiques, « le sacrifice que le soldat de Napoléon   du se faisant. Le mythe opère sur du vivant ; l’uto-
            faisait de sa vie », pour la gloire, « tout en se disant   pie sur du mécanique. Le mythe est une création
            qu’il serait toujours un pauvre homme  » (23), les   de la liberté, l’utopie le produit d’une nécessité logi-
            martyrs chrétiens, les Romains vertueux, les Grecs   co-physique. Le premier est inspiration, la seconde
            laborieux, les peuples travaillant « pour le vide ».
                                                               répétition.  La  différence  entre  mythe  et  utopie  est
            Le  mythe  doit  renouveler,  entretenir,  enflammer   d’ordre  ontologique  :  le  mythe  puise  aux  sources
            « la foi à la gloire ». Le mythe est tangent de l’ab-  vives du devenir, l’utopie  n’est qu’une  copie  des
            solu. C’est lui qui « donne au socialisme une valeur   archives de la matière inerte. La vision immédiate
            morale si haute et une si grande loyauté ». Il entraîne   intuitive l’emporte sur les chaînes de raisons du dis-
            de « belles » conséquences (24). Enchâsser l’idée   cours rationnel. C’est sur ce point que le message de
            de grève générale dans le mythe  c’est préserver   Sorel se révèle ambivalent, en connivence avec les
            la valeur motrice de celle-là, assurer sa puissance   plus irrationnelles et violentes idéologies totalitaires.
            d’entraînement  des masses, le mythe exprimant     Aucun auteur n’ayant été davantage confondu avec
            les convictions  du groupe  «  en langage  de mou-  son œuvre que Sorel avec les Réflexions, il a été
            vement » (30). Mais la survenance de la « grande   cité, pour complicité avec les pires protagonistes du
            bataille napoléonienne qui écrase définitivement   XX  siècle, au tribunal de l’histoire.
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            61. Nous touchons aux motifs de l’antimilitarisme de Sorel qui, par sa famille et et sa profession, a vécu dans le culte de l’honneur militaire,
            a quitté la réserve militaire avec le grade de chef de bataillon du génie. Il a déploré la déclaration de la guerre de 14 dressant les prolétaires les
            uns contre les autres, mettant fin aux espoirs portés par la grève générale, comme il aurait blâmé certains slogans pacifistes des années 1970
            tels que « Plutôt Rouges que morts ! » Les Réflexions proposent des explications sur les causes de l’antimilitarisme, surtout celui de l’usage de
            l’armée pour mâter les grèves et détruire un ennemi intérieur désarmé. On peut parler d’un militarisme sorélien.
            62. Sorel se présente en psychologue des profondeurs et analyste des sentiments nouveaux qu’il suscite..


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