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Organiser le prolétariat, c’est le faire passer d’un « Ce n’est pas une religion nouvelle qui se ferait
ordre mécanique aveugle, commandé de l’extérieur, sous terre […] ; c’est une vertu qui naît […], une
à la différenciation « organique, intelligente et pleine- vertu qui peut sauver la civilisation. » (230)
ment acceptée ; en un mot c’est un développement Investi de la rénovation morale de la société , le
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moral » . Or, « la partie faible du prolétariat est la
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partie morale » . Dans un monde où la morale n’est syndicalisme doit se réformer lui-même, abandon-
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plus transmise par la religion ni par l’école, le syndi- ner la morale de faibles (Sorel utilise le langage
calisme est appelé à devenir la nouvelle source de de Nietzsche) auquel la bourgeoisie le réduit, où il
la morale. Le ressort de la morale est le « sublime », risque de se complaire ; il doit trouver une morale,
équivalent du sacré. Le sublime est le produit du une vertu c’est-à-dire un principe intérieur d’action
conflit. s’originant dans la force. Le sublime désigne une
« Ce sont ces champs de batailles [persécutions, catégorie esthétique limite qui suggère un mou-
déserts, luttes contre les puissances infernales] vement violent, alors que la beauté évoque repos,
qui permettent à la morale chrétienne de se et contemplation sereine. La beauté reste dans le
maintenir, avec ce caractère de sublime qui fas- domaine de l’ordre et du fini. Le sublime désigne
cine tant d’âmes encore aujourd’hui […] » (210) l’excès. « Est sublime, écrit Kant, ce qui du fait
même qu’on le conçoit, est l’indice d’une faculté de
La morale disparaît avec le sublime , incompatible l’âme qui surpasse toute mesure des sens » , c’est-
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avec le libéralisme, l’esprit démocratique et les pra- à-dire qui nous prend aux entrailles et nous terrasse
tiques de conciliation et de paix sociale (« senti- d’admiration ou de terreur. Le sentiment du sublime
ments de vaincus, de suppliants ou de capitulards ») implique une possession : l’enthousiasme, qui se
(213). Le sublime est inséparable du combat où l’on tient aux parages de l’extase et du divin ; il implique
risque sa vie : il est supérieur à l’héroïsme ou à la un « transport », une élévation au-dessus de soi
beauté morale parce qu’il est hors de vue, obscur, (sens étymologique du mot sublime), un dépas-
caché ; il est le fait des pauvres, des anonymes, sement surhumain ou divin. Seule la catégorie du
des sans-grade. Sorel avait sous les yeux ces mili- sublime est à la mesure de « la lutte gigantesque »
tants cégétistes, hommes de devoir et d’abnégation, à venir. La connexité du langage de l’excès consti-
désintéressés, pauvres, lutteurs, emprisonnés ou tue la trame des Réflexions. Lorsqu’il évoque le
proscrits, tels Griffuelhes ou Pelloutier. sublime à propos des soldats de l’An II morts sur les
« Griffuelhes n’aura jamais la notoriété de champs de bataille de la République, Sorel désigne
Rouanet ; à défaut d’avantages matériels l’expérience personnelle qui a soulevé et magnifié
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qu’ils ne sauraient espérer, ils n’ont même pas
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la satisfaction que peut procurer la célébrité » ces héros inconnus. La minorité syndicale proléta-
(229-230). rienne vaincra par la violence matérielle et la force
intérieure qui la transcende : le sublime ne se révèle
Il les imagine sur un modèle para-religieux, comme qu’aux prédestinés. Dans le sublime du sacrifice,
les porteurs de l’ordre nouveau qui remplacera le éthique et esthétique fusionnent. (Le Bourgeois est
monde déchu, en cours d’effondrement accéléré, le allergique au sublime, au désintéressement, à la
monde bourgeois allergique au sublime qui fait l’ob- gloire). Le sublime, tel que le pense Sorel, apparaît
jet de la célèbre condamnation : comme une sécularisation de la grâce chrétienne
« Le sublime est mort dans la bourgeoisie et dont la gloire invisible n’est jamais aussi intense
celle-ci est condamnée à ne plus avoir de que dans la grisaille ou les désagréments de la vie
morale. » (232). la plus ordinaire et la plus prosaïque. Le sublime
Le salut viendra du prolétariat. Dans un premier est l’indispensable complément de la violence qu’il
temps, le syndicalisme conscient et responsable – purifie. Il remplit la nécessaire fonction cathartique
source souterraine qui jaillira à la surface du monde – qui distingue la violence prolétarienne et la violence
vit à l’état séparé, « comme le judaïsme se séparait bourgeoise : éteindre dans l’âme le ressentiment, la
du monde antique ». Travail souterrain et silencieux cruauté, l’esprit de vengeance qui caractérise autant
(228). Travail de transition d’une ère à une autre, la bourgeoisie d’ordre (Thiers), que la bourgeoisie
ouvrage d’hommes qui luttent sans se plaindre et terroriste (Robespierre, Marat).
sans espoir de récompense. Le prolétariat regroupé « Il [le sublime] fait tomber au dernier rang le
en syndicat socialiste a mission de réorganiser la besoin de satisfaire la jalousie par la méchan-
production et d’établir une nouvelle morale : ceté » (162).
54. Ibid., p. 36.
55. Ibid., p. 51.
56. « Il n’y a plus de sublime ; aussi la morale des uns et des autres est-elle d’une bassesse remarquable. » (212)
57. Un publiciste antimilitariste.
58. « les hommes qui se dévouent à la cause révolutionnaire. »
59. « Le syndicalisme a la prétention de se créer une idéologie vraiment prolétarienne ; et, quoi qu’en disent les savants de la bourgeoisie,
l’expérience historique proclamée par Renan, nous apprend que cela est très possible et que de là peut sortir le salut du monde. » (228).
60. kant, Critique du jugement, § 25.
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