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bergsonienne : instauratio magna, écrit Péguy qui vision révolutionnaire : la possibilité de l’acte libre,
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salue la dénonciation d’un intellectualisme universel, le fondement de la subjectivité, la découverte du
c’est-à-dire « d’une paresse universelle du tout fait ». devenir, l’entrée dans le devenir historique par l’in-
Sorel a prétendu construire sa théorie du mythe à la tuition. Il transposait le bergsonisme en philosophie
lumière de la philosophie bergsonienne. (26) sociale ; c’est par un malentendu que Bergson uti-
lisait la métaphore biologique et non des comparai-
Dans sa thèse (1889) , Bergson avait affirmé, contre sons tirées de l’histoire économique .
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le déterminisme ambiant dominé par Taine et Ribot,
l’existence d’un acte libre émané du moi profond, Ainsi trouvait-il dans le bergsonisme trois éléments
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irréductible aux automatismes du moi social, atteint essentiels :
par l’intuition d’une durée qualitative et spirituelle, 1) le caractère ouvert du devenir historique, géné-
inaccessible aux prises du mesurable, à la rationali- rateur de nouveauté, qui rendait possible grève
sation des motifs, au jeu mécanique du quadrilatère générale et révolution,
des forces par lesquels on avait coutume d’expliquer 2) un analogon de l’intuition : le mythe,
la production des actes volontaires. 3) le sens plein de la durée précédant la grève géné-
rale, temps d’ascèse et de patience pour l’élite
La parution de l’« Introduction à la métaphysique »,
en janvier 1903 , fit l’effet d’une révolution coperni- des syndicalistes, Avent sécularisé dont l’histoire
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cienne. Le terme de « métaphysique » qu’on croyait de la religion juive et chrétienne offre le modèle.
effacé du vocabulaire philosophique tant il avait été Il fallait au syndicalisme un sursum corda, une for-
sévèrement proscrit par les Lumières et le positi- mule brève et signifiante qui agît à la fois comme
visme, était restauré dans une acception puissante drapeau pour l’action, et remède contre l’acédie,
et novatrice. L’intuition et la durée y étaient explici- maladie des traversées du désert. Tout est stylisé
tées : l’intuition comme le mouvement de « sympa- dans deux mots-images : le mythe, le sublime, asso-
thie qui nous transporte à l’intérieur d’un objet pour ciés à la mission historique du prolétariat.
coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent
d’inexprimable » ; la durée est « une réalité que C. Mythe et conscience prolétarienne
nous saisissons du dedans, par intuition, et non par
simple analyse. C’est notre propre personne dans Sorel n’écrit que pour quelques-uns : le petit nombre
son écoulement à travers le temps ». Le moi pro- de militants qui, dépassant le scepticisme démoti-
fond gît au-dessous de la croûte solidifiée de sur- vant qui entoure la grève générale, entendent jouer
face, des perceptions du monde matériel, de nos un rôle moteur dans l’auto-développement du syn-
habitudes et tendances ; il s’éprouve « dans une dicalisme, et l’amener à un niveau tel qu’il puisse
continuité d’écoulement qui n’est comparable à rien « réaliser dans le monde industriel exactement ce
de ce que j’ai vu s’écouler. C’est une succession que le philosophe grec [Platon] voulait réaliser dans
d’états dont chacun annonce ce qui suit et contient la cité hellénique : former une nouvelle génération
ce qui précède ». en imposant un genre de vie nouveau », qui consiste
à développer des forces productives nouvelles, ins-
L’intuition du moi, saisi dans la durée de sa mobilité taurer « les relations d’un nouvel ordre social »,
psychologique, le condamne-t-elle au solipsisme ? constituer « les forces morales de l’avenir ». 51 52
Ce serait méconnaître, répond Bergson, « la nature
singulière de la durée, le caractère actif, presque Comment atteindre ce niveau de compétence ? Par
violent de l’intuition métaphysique ». La durée qui un professionnalisme accru à l’instar du mouvement
exclut « toute idée de juxtaposition, d’extériorité réci- des Trade-unions anglais :
proque et d’étendue », nous met en contact avec « école excellente pour les travailleurs dont la
le Tout, l’universel mouvement. Sorel trouvait dans moralité a été transformée ; les syndicats sont
la philosophie bergsonienne la réponse aux apories partout formés des meilleurs éléments des corps
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du matérialisme historique et les fondements de sa de métiers. »
46. Charles Péguy, op. cit, « Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne », p. 1320.
47. Henri BergSon, Essai sur les données immédiates de la conscience, Ancienne librairie, Germer Baillière et Cie, Félix Alcan, Éditeur, 1889.
48. « Bref nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l’expriment, quand ils ont avec elle cette
indéfinissable ressemblance qu’on trouve parfois entre l’œuvre et l’artiste. », Essai sur les données…, Henri BergSon, Œuvres, Édition du
centenaire, PUF, 1970, p. 113 /129.
49. Henri BergSon, « Introduction à la métaphysique », in Revue de Métaphysique et de Morale, tome XI, 1903, pp. 1-36, repris dans La pensée
et le mouvant.
50. Sur ce point, voir notamment la discussion d’Yvette conry, L’Évolution créatrice d’Henri Bergson. Investigations critiques, (cours professé à
l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud en 1986), Paris, L’Harmattan, 2012, pp. 16-17.
51. G. Sorel, « L’avenir socialiste des syndicats », art. cit., pp. 38-39.
52. Ibid., p. 60 : « Le développement du prolétariat comporte une puissante discipline morale exercée sur ses membres : il peut l’exercer par
ses syndicats, qui sont appelés à faire disparaître toutes les formes de groupement léguées par la bourgeoisie. Pour résumer toute ma pensée
en une formule, je dirai que tout l’avenir du socialisme doit résider dans le développement autonome des syndicats ouvriers. »
53. Ibid., p. 36.
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