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la difficulté de passer du fantasme à l’acte, de réo- livre de l’enfance, sûrement un livre de nostalgie.
rienter la violence , pour Sorel vers un futur escha- Le Dieu de la cité s’est retiré, la religion n’est que
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tologique, pour Fanon dans un présent incertain. superstition ou ignorance. L’utilitarisme a remplacé
l’honneur qui réglait les rapports sociaux. La valeur
Malgré des différences irréductibles liées à la per- militaire s’est corrompue dans le déshonneur de
sonnalité et à la culture des auteurs, au style, au la défaite, les guerres coloniales prédatrices et le
contexte littéraire, social, historique, on retrouve maintien de l’ordre intérieur. Le travail s’est dégradé
dans Les Damnés de la terre une dynamique et des en esclavage.
aspects structuraux qui les inscrivent dans la filiation
directe des Réflexions. Comment recouvrer la grandeur ? Par le travail, le
sens du sacrifice, la pauvreté, l’abnégation. Ces
*** vertus il les voit réalisées par des syndicalistes per-
La recherche érudite, initiée depuis 1980, la publi- sécutés, Allemane déporté en Guyane, Pelloutier
cation d’inédits, ont considérablement refroidi mort prématurément de maladie et d’épuisement,
l’incandescence des passions partisanes, ouvert Griffuelhes piégé par le pouvoir et calomnié par les
la possibilité d’une appréciation sereine et d’une siens, et tous les anonymes chevaliers errants de
calme conversation, et restitué à Sorel des dimen- « l’épopée des grèves ». C’est à ces vaincus que
sions normales. Nous convenons sans peine que sont dédiées les Réflexions. Érasme avait écrit un
le mythe sorélien est bien imparfait, que sa distinc- « enchiridion militis christiani », un manuel du cheva-
tion avec l’utopie ne manque pas d’arbitraire, que lier chrétien. « Enchiridion » désigne un objet qu’on
la grève générale hypostasiée en mythe évoque un peut tenir dans la main, livre ou poignard. Sorel
contenu psychique plus proche du traumatisme que remet à quelques-uns, au petit nombre des syndi-
de l’intuition bergsonienne, que son livre fourmille calistes d’obédience proudhonienne et cégétiste, le
de remarques centrifuges glissant à la surface d’un bréviaire qui soutiendra leur courage dans l’attente
socle de culture impressionnant et inaccessible, que du libre surgissement du « kaïros », le moment favo-
son style manque de grâce, que ses provocations rable, l’instant bergsonien, qui brisera d’un coup la
et paradoxes se plaisent à donner facilement raison durée homogène et mécanique du « chronos ».
à ses détracteurs, que la marche de son raisonne- Sorel commence une méditation sur la fin de l’hon-
ment égare plus d’une fois son lecteur. neur humain dont la nostalgie hantera la première
Mais, lorsque sont publiées les Réflexions, tout moitié du siècle : nuit des Grands cimetières sous
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paraît calme ; Rome est encore dans Rome, de la lune , agonie du Maître de Santiago , mort des
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même que Berlin dans Berlin, et Moscou dans Mos- Conquérants .
cou ; l’ombre du Minotaure n’a pas encore recou- ***
vert l’Europe de sa nuit ; rien ne laisse pressentir
le vulcanisme éruptif des tyrannies de masse. Les Mais il serait partial, et même faux, de réduire les
Réflexions ne sont pas le premier fruit vénéneux de Réflexions à un exercice de délectation morose ou
l’arbre du Mal européen grandi au XX siècle, mais de nostalgie. Leur proximité avec Les Damnés révèle
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le dernier fruit de l’arbre proudhonien, mûri au soleil ce qu’elles portent d’universel : l’appel à la justice du
de la Justice. Lecteur de l’Histoire du peuple d’Israël faible contre le fort. Mythe ou utopie, cet appel se
de Renan, Sorel sait que la fonction du prophète répercute dans Le Principe Espérance (1954-1959)
n’est pas de prédire l’avenir, mais de déchiffrer le d’Ernst Bloch, la Théologie de l’Espérance (1970)
présent. Prophète laïc et athée, Sorel se lamente de Jürgen Moltmann, Le principe Responsabilité
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sur la cité au bord de l’abîme. Il dénonce sans (1979) de Hans Jonas, les multiples théologies de la
relâche la férocité, la cupidité, la ruse. Il maudit libération qui ont fleuri, sous les pires des dictatures,
un monde impitoyable aux faibles. Son livre est un en Amérique latine, et jusque dans la visée éthique
livre de rencontre et de hasard auquel deux jeunes de Paul Ricoeur :
mécènes ont assuré la notoriété. Sa force tient à sa « Une vie bonne, avec et pour autrui, dans des
puissance de refoulement, au sens psychanalytique. institutions justes. »
Sous couvert de mythe, l’auteur a peut-être écrit un Albert ANOUILH
89. F. Fanon, op. cit., p. 64 : « Alors que [la violence] se complaisait dans les mythes et qu’elle s’ingéniait à découvrir des occasions de suicide
collectif, voici que des conditions nouvelles vont lui permettre de changer d’orientation. »
90. Pamphlet de Bernanos (1938) témoin des exactions franquistes dans son lieu de résidence d’alors, Palma de Majorque. Il dénonce les
« imbéciles », les « bien-pensants », l’idolâtrie de l’ordre, et « l’ignoble prestige de l’argent ».
91. Le Maître de Santiago, pièce de Montherlant (1948) qui met en scène un vieux chevalier pressé par son entourage de faire fortune
aux Amériques pour redorer le blason de son ordre. « Le Nouveau-Monde pourrit tout ce qu’il touche. Et l’horrible maladie que nos
compatriotes ramènent de là-bas n’est que le symbole de cette pourriture. » - « Seul est essentiel ou plutôt seul est réel ce qui se passe à
l’intérieur de l’âme. » Sous le classicisme de la pièce, apparaît l’anticolonialisme de l’auteur.
92. Les Conquérants, roman de Malraux (1928). La première phrase : « 25 juin. La grève générale est décrétée à Canton. » Malraux évoque un
type de héros communistes en qui s’unissent la culture, l’aptitude à l’action, et la lucidité, « valeurs indirectement liées à l’Europe d’alors ».
93. Contient une importante confrontation du principe de responsabilité et de l’utopie. Sur l’utopie voir aussi Paul ricœur, Idéologie et utopie.
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