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auditeurs de radio ou de télévision, les clients de la   sans rappeler les contremaîtres des mines et leur
            grande distribution. On ne peut s’arracher au pratico-  rôle disciplinaire.
            inerte que par une rupture violente, une révolte qui   « L’intermédiaire porte la violence dans les mai-
            libère  les subjectivités  et les attire dans  un foyer   sons et dans les cerveaux du colonisé. »
            commun opérationnel : le groupe en fusion dont les   La violence est «  atmosphérique  ». Syndicalistes
            actions seraient créatrices de mythes selon Sorel :   soréliens  et colonisés  doivent se défendre  contre
            la prise de la Bastille, l’abolition des privilèges.
                                                               l’intellectuel  bourgeois  ou colonisé,  et le chef de
            Exposé à deux attractions, l’exaltation  créatrice   parti politique  (socialiste pour Sorel, nationaliste
            d’une  part, la chute dans le pratico-inerte  d’autre   pour Fanon), électoraliste et creux.
            part, le groupe en fusion doit se dépasser en groupe   Sorel et Fanon affirment une même vision dichoto-
            passion : l’ardeur initiale est conservée, mais ritua-  mique de la société et la lutte à mort des deux pro-
            lisée sous forme de serment ou d’engagement dont   tagonistes sans médiation possible. Le prolétaire et
            la transgression  appelle  une sanction. Là s’arrête   le colonisé sont marqués d’infériorité sociale, voire
            l’analogie sorélienne qui ne saurait admettre que le   génétique.  Le prolétaire  riposte physiquement.  Le
            premier moment de la société socialiste passe par   colonisé subit.  Les deux auteurs reconnaissent
            « l’indissoluble agrégation de la bureaucratie, de la   que les répressions dynamisent le processus révo-
            Terreur et du culte de la personnalité ». 83       lutionnaire.   Ils  établissent  un  lien  entre  catharsis
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            Livre-phare  des années  1970, les  Damnés  de  la   et violence : Sorel, moraliste, conscient d’une sau-
            terre  de Frantz Fanon  (1961) offrent plus d’une   vagerie  possible,  propose  une voie de sublima-
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            similitude  avec les  Réflexions. L’auteur, Martini-  tion. Fanon, psychiatre, constate qu’elle  «  désin-
            quais, engagé volontaire sous le drapeau des forces   toxique le colonisé ». Tous deux reconnaissent sa
            françaises libres, psychiatre, formé auprès de     valeur  de «  détente musculaire  » et de libération
            Tosquelles  à Saint Alban, communiste, dresse un   psychique  (effacement  du  complexe  d’infériorité).
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            constat phénoménologique et clinique de la violence   Sorel enracine la légitimité  de la violence  dans
            coloniale. Le ton de Fanon est très différent de celui   les  strates  historiques  de  la  culture  européenne  :
            de son illustre préfacier, Sartre,  dont on a surtout   couches  gréco-romaine  et judéo-chrétienne,  sou-
            retenu l’appel au meurtre du colon et les impréca-  venirs révolutionnaires et  légende  impériale  four-
            tions morales. Les problématiques des  Réflexions   nissent un répertoire  d’exemples, d’actions  et de
            et  des  Damnés  sont  identiques  :  déterminer  les   mythes.  Fanon  renvoie  à  une  culture  magique  :  il
            conditions d’auto-libération, ici des colonisés, là du   situe la matrice d’action dans un univers onirique  :
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            prolétariat. L’instrument d’analyse est commun : le   rêves, danses, transes, possessions, croyances aux
            marxisme. Dans les deux cas,  le recours à  la vio-  forces occultes omniprésentes (zombies). L’univers
            lence  est inéluctable.  La violence  du capitalisme   onirique est à la fois clinique réparatrice de la bru-
            et  de  la  colonisation  est  première.  La  différence   talité physique coloniale, inhibition de la vengeance,
            quasi-ontologique  entre le colonisateur et  le colo-  retour à la patrie des ancêtres, conservation de soi.
            nisé, la démarcation infranchissable  de leurs terri-  L’imaginaire d’une histoire fantasmée remplit, dans
            toires nécessitent l’emploi d’intermédiaires brutaux   le prolétariat, les fonctions oniriques  de la magie
            (fonctionnaires, gendarmes, soldats) qui ne sont pas   chez les colonisés. Les deux auteurs reconnaissent


            83. Jean-Paul Sartre, op. cit., p. 630.
            84. Frantz Fanon, Les damnés de la terre, préface de Jean-Paul Sartre, Maspéro, 1961. La préface, sur laquelle F. Fanon ne s’est pas exprimé, a
            parfois regrettablement éclipsé l’ouvrage. Il y a entre la préface et l’ouvrage plus qu’une dissonance, une bitonalité.
            85. Frantz Fanon (1925-1961). Né à Fort-de-France (Martinique), engagé volontaire dans l’Armée française de la Libération (1943), fait des
            études de psychiatrie à Lyon, parallèlement suit des cours de philosophie (Merleau-Ponty). Stage à Saint-Alban (1951), hôpital psychiatrique
            de la Lozère, en Margeride. Rencontre François Tosquelles, psychiatre novateur. Saint-Alban est un lieu emblématique par les méthodes
            de psychiatres décidés à transformer l’asile et la vie des patients : pharmacologie de pointe et techniques comportementales (ergothérapie,
            socialthérapie) mises en œuvre par Tosquelles, Balvet, Bonnafé… Saint-Alban est un lieu de résistance et d’accueil. Ont notamment transité
            par Saint-Alban, Eluard et sa femme, Tristan Tzara, André Breton. S’y sont formés notamment le philosophe-médecin Georges Canguilhem,
            et le médecin-philosophe F. Fanon. Nommé en Algérie (1954), Fanon se heurte à la doctrine psychiatrique officielle, le « primitivisme », qui
            considère les autochtones comme des « primitifs ». Il rejoint le FLN. Meurt d’une leucémie en 1961.
            86. François toSquelleS (1912-1994), d’origine catalane espagnole, antifranquiste, communiste, réfugié en France. Renouvelle le regard
            sur la folie et l’institution psychiatrique par la socialisation des patients et la création artistique. Rejoint le point de vue d’André Breton et
            des surréalistes sur la créativité de l’inconscient. Même point de vue chez le docteur Ferdière à Rodez où est hospitalisé Antonin Artaud.
            Tosquelles, Bonnafé, Basaglia, Laing, Cooper sont à l’origine du mouvement de « désinstitutionnalisation psychiatrique » ou « antipsychiatrie ».
            87. F. Fanon, op. cit. : « Les répressions, loin de briser l’élan, scandent les progrès de la conscience nationale. »
            88. Voir le court métrage de Jean rouch (30 minutes), Les maîtres fous du Nigéria (1950). À noter que le mouvement surréaliste a prétendu
            subvertir la réalité par le rêve, et a porté un message anticolonialiste comme en témoigne cet extrait de la Lettre à Paul Claudel, Ambassadeur
            de France au Japon, (1  juillet 1923), cosignée notamment par Breton, Aragon, Eluard : « Nous souhaitons de toutes nos forces que les
                           er
            révolutions, les guerres et les insurrections coloniales viennent anéantir cette civilisation occidentale dont vous défendez jusqu’en Orient la
            vermine et nous appelons cette destruction comme l’état de choses le moins inacceptable pour l’esprit. […] Nous saisissons cette occasion
            pour nous désolidariser publiquement de ce qui est français, en paroles et en action. »


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