Page 15 - lettre_crhssoccitanie_38h
P. 15
pour les chroniqueurs et acteurs d’un drame qui les contre toute espérance, une espérance soudée à
dépasse, englués dans la contingence de l’histoire une longue attente, proclamant et préparant le salut
immédiate. Autre est la position du philosophe de par un temps d’ascèse.
l’histoire, détaché des passions et des intérêts de Attentif aux questions religieuses desquelles il se
l’instant, dégagé des fausses évidences du sens 44
commun comme de toute préoccupation utilita- mêlait volontiers , agnostique sinon athée, mais
39
riste, n’obéissant qu’à « un amour passionné de pénétré de mythes bibliques et de sensibilité reli-
la vérité » (44-45). Supérieure aux plus savantes gieuse, Sorel, lecteur de Renan, interroge la religion
40
45
utopies, plus clairvoyante que toutes les méthodo- en mythologue , en historien, en sociologue. Il a
logies, « la passion pour la vérité » agit comme un porté une attention particulière à la question théo-
dard qui brise les enveloppes conventionnelles, et logique et philosophique du miracle en tant que
pénètre au cœur du réel. Elle est la marque du véri- négation du déterminisme historique. Il a admiré
table historien, et la source de ses plus fécondes l’héroïque capacité de résistance des minorités reli-
intuitions. Elle pourrait se réclamer du Banquet de gieuses : Hébreux en Égypte, Chrétiens dans l’Em-
Platon, et du titre antique et toujours neuf, d’éros pire romain, Calvinistes des Cévennes, Jansénistes
philosophique qui place sous l’égide du dieu-démon sous Louis XIV, mode d’existence « underground »
l’acte constitutif de la philosophie. qui lui sert d’analogie et un modèle pour imaginer la
vie syndicale au sein de la société bourgeoise.
Il y a bien un éros philosophique dans la trame
des Réflexions, un daimon violent et « débraillé » , « Les choses humaines sont un à-peu-près sans
41
« sans plan d’ensemble », aventureux, tendu vers la sérieux et sans précision. »
victoire d’un syndicalisme « pleinement volontaire », Cette remarque de Renan a fait réagir Sorel (24).
organisant la liberté dans son sein, modèle d’excel- La recherche du sérieux et du précis est un enfer-
lence de « capacité productive, d’énergie intellec- mement volontaire et sans issue dans le fini. Au
tuelle, et de dévouement » . L’éros philosophique contraire, ouverture à la liberté, à la délivrance, la
42
est l’indice d’une pensée volontariste, créatrice, grève générale comporte « un caractère d’infinité » ;
visionnaire, opposée à l’intellectualisme, au ratio- le mythe de la grève générale « comporte un carac-
nalisme sceptique, défaitiste, stérile dont Renan tère d’absolu » ; « ce qu’il y a de meilleur dans la
offre le modèle. « L’avenir est à ceux qui ne sont conscience moderne est le tourment de l’infini »
pas désabusés. » (Renan-24) . La spéculation sur (25). Infini, absolu, tourment de l’infini sont des mar-
43
les choses finies et précises satisfait un rationalisme queurs métaphysiques incommensurables à l’ordre
déterministe, mais l’enferme dans le fini ; elle lui du fini. Sorel revendique le niveau métaphysique, se
interdit de « concevoir la marche vers la délivrance » veut éveilleur des consciences.
(11-12), d’entreprendre contre un système enchaîné « Il y a probablement dans l’âme de tout homme
par une loi d’airain dont la fatalité ne peut être brisée un foyer métaphysique qui demeure caché
que par une catastrophe totale dont la grève géné- sous la cendre et qui est d’autant plus menacé
rale est l’outil. Sorel n’écrit pas seulement pour être de s’éteindre que l’esprit a reçu aveuglément
lu, mais pour « susciter des vocations » (7). La répé- une plus grande mesure de doctrines toutes
tition du terme « marche vers la délivrance », évoque faites. » (7)
sous la plume de ce connaisseur de la Bible une sor-
tie d’Égypte laïcisée, dont il serait le prophète laïc. Les conditions de possibilité de la grève générale,
Les prophètes, solitaires, hors des sentiers battus, d’ordre spirituel et métaphysique, Sorel les retrouve
marginalisés, parfois persécutés, prêchent dans le dans la pensée de Bergson dont il suit passionné-
désert. Ils vont à contre-courant, singuliers d’allure ment les cours au Collège de France en compagnie
et de propos, porteurs d’un message d’espérance de Péguy et des amis des Cahiers. La philosophie
39. Une exigence méthodologique fondamentale pour Durkheim : « Il faut écarter systématiquement toutes les prénotions ». Il est douteux
cependant que « l’amour passionné de la vérité » soit une expression recevable, un critère et une garantie de neutralité scientifiques pour
Durkheim dont Sorel représente l’antithèse systématique. G. Sorel motive d’ailleurs la valeur heuristique de l’amour de la vérité.
40. Titre d’un ouvrage d’Étienne Borne, Passion de la vérité, Paris, Fayard,1962. L’auteur entend : « La sagesse, connue dans et par le désir
fait donc une expérience impossible et une expérience nécessaire. Il n’est pas de grande philosophie, interrogée comme il convient, qui
ne confesse cette harmonie et cette inadéquation, car elle ne rencontre, et souvent malgré elle, que le débat et la tension là où elle croyait
développer un système ou exploiter la riche unité d’une intuition originelle. »
41. « J’ai seulement réuni et révisé une série d’articles qui avaient paru dans une revue italienne, Il Divenire sociale […] Ces articles avaient été
écrits sans plan d’ensemble ; je n’ai pas essayé de les refaire […] il m’a semblé même qu’il valait mieux leur conserver leur rédaction débraillée
parce qu’elle serait peut-être plus apte à évoquer des idées. » (45)
42. G. Sorel, L’avenir socialiste des syndicats, nouvelle édition corrigée et considérablement augmentée, Paris, librairie G. Jacques & Cie, 1901,
p. 56.
43. renan, E., Histoire du peuple d’Israël, tome III, p. 497.
44. Dans la querelle moderniste, Sorel défend la tradition ; mais il est hostile aux avancées de Léon XIII en matière politique et sociale, et
aux initiatives des chrétiens sociaux, à la politique sociale cléricale, instigatrice des syndicats « jaunes ».
45. Sorel considérait le Livre de Daniel comme le plus riche répertoire de mythes de la Bible.
15