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pour les chroniqueurs et acteurs d’un drame qui les   contre toute espérance, une espérance soudée à
            dépasse, englués dans la contingence de l’histoire   une longue attente, proclamant et préparant le salut
            immédiate. Autre est la position  du philosophe  de   par un temps d’ascèse.
            l’histoire, détaché des passions et des intérêts de   Attentif  aux questions religieuses  desquelles  il se
            l’instant, dégagé  des fausses évidences  du sens                 44
            commun   comme de toute  préoccupation  utilita-   mêlait  volontiers , agnostique  sinon  athée, mais
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            riste, n’obéissant qu’à  «  un amour passionné  de   pénétré de mythes bibliques et de sensibilité  reli-
            la vérité »  (44-45). Supérieure aux plus savantes   gieuse, Sorel, lecteur de Renan, interroge la religion
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            utopies, plus clairvoyante que toutes les méthodo-  en mythologue ,  en  historien,  en  sociologue.  Il  a
            logies, « la passion pour la vérité » agit comme un   porté une attention particulière  à la question théo-
            dard qui brise les enveloppes conventionnelles, et   logique  et  philosophique  du miracle en tant que
            pénètre au cœur du réel. Elle est la marque du véri-  négation  du  déterminisme  historique.  Il  a  admiré
            table historien, et la source  de ses plus fécondes   l’héroïque capacité de résistance des minorités reli-
            intuitions. Elle pourrait se réclamer du Banquet de   gieuses : Hébreux en Égypte, Chrétiens dans l’Em-
            Platon,  et  du  titre  antique  et  toujours  neuf,  d’éros   pire romain, Calvinistes des Cévennes, Jansénistes
            philosophique qui place sous l’égide du dieu-démon   sous Louis XIV, mode d’existence « underground »
            l’acte constitutif de la philosophie.              qui lui sert d’analogie et un modèle pour imaginer la
                                                               vie syndicale au sein de la société bourgeoise.
            Il  y  a  bien  un  éros  philosophique  dans  la  trame
            des Réflexions, un daimon violent et « débraillé » ,   « Les choses humaines sont un à-peu-près sans
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            « sans plan d’ensemble », aventureux, tendu vers la   sérieux et sans précision. »
            victoire d’un syndicalisme « pleinement volontaire »,   Cette remarque de Renan a fait  réagir Sorel (24).
            organisant la liberté dans son sein, modèle d’excel-  La recherche du sérieux et du précis est un enfer-
            lence de «  capacité productive, d’énergie  intellec-  mement  volontaire  et  sans  issue  dans  le  fini.  Au
            tuelle, et de dévouement » . L’éros philosophique   contraire, ouverture à la liberté, à la délivrance, la
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            est l’indice  d’une  pensée  volontariste,  créatrice,   grève générale comporte « un caractère d’infinité » ;
            visionnaire,  opposée  à l’intellectualisme,  au ratio-  le mythe de la grève générale « comporte un carac-
            nalisme sceptique, défaitiste,  stérile dont Renan   tère d’absolu » ; « ce qu’il y a de meilleur dans la
            offre le modèle. « L’avenir est à ceux qui ne sont   conscience  moderne  est  le  tourment  de  l’infini  »
            pas désabusés. » (Renan-24) . La spéculation sur   (25). Infini, absolu, tourment de l’infini sont des mar-
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            les choses finies et précises satisfait un rationalisme   queurs métaphysiques incommensurables à l’ordre
            déterministe,  mais  l’enferme  dans  le  fini  ;  elle  lui   du fini. Sorel revendique le niveau métaphysique, se
            interdit de « concevoir la marche vers la délivrance »   veut éveilleur des consciences.
            (11-12), d’entreprendre contre un système enchaîné   « Il y a probablement dans l’âme de tout homme
            par une loi d’airain dont la fatalité ne peut être brisée   un foyer métaphysique  qui demeure  caché
            que par une catastrophe totale dont la grève géné-    sous la cendre et qui est d’autant plus menacé
            rale est l’outil. Sorel n’écrit pas seulement pour être   de s’éteindre que l’esprit a reçu aveuglément
            lu, mais pour « susciter des vocations » (7). La répé-  une plus grande mesure de doctrines toutes
            tition du terme « marche vers la délivrance », évoque   faites. » (7)
            sous la plume de ce connaisseur de la Bible une sor-
            tie d’Égypte laïcisée, dont il serait le prophète laïc.   Les conditions de possibilité de la grève générale,
            Les prophètes, solitaires, hors des sentiers battus,   d’ordre spirituel et métaphysique, Sorel les retrouve
            marginalisés, parfois persécutés, prêchent dans le   dans la pensée de Bergson dont il suit passionné-
            désert. Ils vont à contre-courant, singuliers d’allure   ment les cours au Collège de France en compagnie
            et de propos, porteurs d’un message d’espérance    de Péguy et des amis des Cahiers. La philosophie


            39. Une exigence méthodologique fondamentale pour Durkheim : « Il faut écarter systématiquement toutes les prénotions ». Il est douteux
            cependant que « l’amour passionné de la vérité » soit une expression recevable, un critère et une garantie de neutralité scientifiques pour
            Durkheim dont Sorel représente l’antithèse systématique. G. Sorel motive d’ailleurs la valeur heuristique de l’amour de la vérité.
            40. Titre d’un ouvrage d’Étienne Borne, Passion de la vérité, Paris, Fayard,1962. L’auteur entend : «  La sagesse, connue dans et par le désir
            fait donc une expérience impossible et une expérience nécessaire. Il n’est pas de grande philosophie, interrogée comme il convient, qui
            ne confesse cette harmonie et cette inadéquation, car elle ne rencontre, et souvent malgré elle, que le débat et la tension là où elle croyait
            développer un système ou exploiter la riche unité d’une intuition originelle. »
            41. « J’ai seulement réuni et révisé une série d’articles qui avaient paru dans une revue italienne, Il Divenire sociale […] Ces articles avaient été
            écrits sans plan d’ensemble ; je n’ai pas essayé de les refaire […] il m’a semblé même qu’il valait mieux leur conserver leur rédaction débraillée
            parce qu’elle serait peut-être plus apte à évoquer des idées. » (45)
            42. G. Sorel, L’avenir socialiste des syndicats, nouvelle édition corrigée et considérablement augmentée, Paris, librairie G. Jacques & Cie, 1901,
            p. 56.
            43. renan, E., Histoire du peuple d’Israël, tome III, p. 497.
            44. Dans la querelle moderniste, Sorel défend la tradition ; mais il est hostile aux avancées de Léon XIII en matière politique et sociale, et
            aux initiatives des chrétiens sociaux, à la politique sociale cléricale, instigatrice des syndicats « jaunes ».
            45. Sorel considérait le Livre de Daniel comme le plus riche répertoire de mythes de la Bible.


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