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VI. SOREL EN PROCÈS
Parmi les réquisitions les plus construites figurent par l’imaginaire au besoin subconscient d’expliquer
celles de Paul-Louis Landsberg (janvier 1938), le monde. La formule de la vérité comme adequatio
membre de la revue Esprit, qui voit dans le succès intellectus et rei est remplacée par un credo quia
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du mythe « l’oubli de l’idée de vérité et son rempla- absurdum .
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cement par l’idée du mythe ».
La conférence de P-L Landsberg entraîna une
Sorel est mis en procès à l’occasion d’un titre réponse d’un autre membre de la revue Esprit, Jean
de propagande nazie, Le mythe du Vingtième Lacroix , qui admet lui aussi une crise de la vérité.
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siècle, d’Arthur Rosenberg (1893-1946), publié Mais il propose une explication du déclin de la vérité
en France en 1930, sur lequel un universitaire, et de la montée en puissance du mythe :
Pierre Grosclaude , avait appelé l’attention (1938). « C’est parce que la vérité s’est détachée de la
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P-L. Landsberg rappelle que Platon a fait œuvre de vie que la vie aujourd’hui s’oppose à la vérité. »
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mythologue, et que le mythe platonicien, auxiliaire
de la connaissance, correspond « au jeu sublime Il faut chercher la crise de la vérité dans le prag-
de l’esprit philosophique qui fonde l’inexplorable et matisme et dans l’idéalisme ; Sorel eût corrigé :
l’ineffable ». Selon Landsberg, le mythe connaît une dans le rationalisme positiviste et déterministe. Pour
inflexion notable avec Schelling (1775-1854), le phi- Lacroix, « il ne s’agit pas d’exclure le mythe, mais de
losophe du Romantisme, et sa postérité spirituelle : le situer ». La dialectique, l’intelligence ne sont pas
le juriste Savigny (1779-1861) fondateur de l’école le tout de l’homme ; il y a aussi la sensibilité qu’il faut
historique du droit, Nietzsche (1844-1900), Klages savoir capter. Tel est le rôle du mythe, pédagogique
(1872-1900), philosophe de la vie, Heidegger. avant d’être politique. Opposer la raison et le mythe
Landsberg décèle dans le recours au mythe l’in- c’est diviser l’homme. Jean Lacroix conclut :
fluence du pragmatisme de W. James . La vérité « Le mythe me paraît être le mode suivant lequel
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n’est ni une donnée ni une condition préalable à un esprit supérieur s’adresse à un esprit inférieur,
la connaissance, mais le résultat de ses propres quand il a le souci d’une transmission véridique
conditions de production, et ne reconnaît d’autres de la vérité. »
critères de validité que la réussite ou le succès. La querelle Landsberg-Lacroix est rappelée dans
De deux théories, celle qui marche le mieux est la les documents du Collège de sociologie dont un
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vraie. Sorel innove en créant un mythe mobilisateur, des membres fondateurs, aux côtés de Bataille et
« émanation de l’âme des masses dans une certaine de Caillois, fut Jules Monnerot, disciple de Sorel.
situation sociale », orienté vers la victoire. Le mythe
ajourne la raison et promeut l’irrationnel comme Une critique majeure est retenue : un mythe fabri-
source de connaissance. Quel que soit son lien qué est inauthentique, rien de plus qu’un outil de
avec la grève générale, le mythe sorélien est « une propagande. Dans un article publié par Volontés
forme dont le contenu est interchangeable », c’est-à- (février 1939), Raymond Queneau reprend l’argu-
dire ductile indifféremment aux masses fascistes ou ment sous le titre : « Le mythe et l’imposture ». Il
communistes. Landsberg conclut que le mythologue écrit notamment :
est en même temps un mythomane au sens du psy- « Le mythe est une imposture lorsqu’il est cons-
chologue Pierre Janet, c’est-à-dire un malade ayant truit soit par la raison soit par l’anti-raison. Dans
perdu le sens du réel : l’évidence du mythe satisfait un cas ce ne peut être au mieux qu’une allégorie,
ème
63. Pierre groSclaude (1900-1973), agrégé des lettres, membre du CNRS, résistant (groupe Combat), auteur de Rosenberg et le mythe du XX
siècle.
64. Paul-Louis Landsberg, né à Bonn en 1901, mort au camp d’Oranienburg en 1944, philosophe allemand réfugié en France en 1934,
proche d’Emmanuel Mounier, membre et collaborateur du mouvement et de la revue Esprit. Ses articles et conférences ont été rassemblées
sous le titre Problèmes du personnalisme, préface de Jean Lacroix, Paris, Seuil, 1952. Nous citons J-L. Landsberg et J. Lacroix d’après cet ouvrage,
« Introduction à une critique du mythe » de J-L. L., pp. 49-68, et « Dialogue sur le mythe », échange entre J-L. L. et J. L., pp. 69-82. J-L Landsberg a
été un penseur existentiel de la personne et de l’engagement, a publié en langue française un essai remarquable : Essai sur l’expérience de la mort
suivi du problème moral du suicide, préface de Jean Lacroix, Seuil, 1951, réédition 1993, augmentée d’une postface d’Olivier Mongin.
65. William JaMeS (1848-1910). Psychologue et philosophe américain, fondateur avec Peirce du pragmatisme, proche de Bergson. Pour le
pragmatisme, la vérité, dépendante de ses conditions de production, compte moins que les conséquences pratiques qui la valident. Sorel a
longtemps confondu pragmatisme et utilitarisme, avant de découvrir la doctrine sur laquelle il écrira un article élogieux. Il se reconnaît dans
cette conception de la vérité partagée par Marx et Bergson. Il apprécie en William James le psychologue du sentiment religieux.
66. « La vérité est l’accord de la chose et de l’esprit. » (Saint Thomas d’Aquin)
67. « Je crois parce que c’est absurde. » Phrase attribuée à tort à Tertullien, passible de sens multiples et contradictoires.
68. Jean Lacroix (1900-1986), agrégé de philosophie, professeur de Première supérieure au Lycée du Parc de Lyon, membre du mouvement
Esprit, conférencier, auteur de plusieurs ouvrages, résistant, chroniqueur de philosophie au Monde, militant anticapitaliste et anticolonialiste.
69. Cf. Denis hollier, Le collège de sociologie, (recueil de textes et d’archives), idées/Gallimard, 1979, pp. 15-16 : « Le Collège de Sociologie
officiera de novembre 1937 à juillet 1939. Il ne se fixera pas comme tâche l’enseignement de la sociologie, mais sa consécration, sa
sacralisation : elle ne sera pas simplement la science (profane) du sacré, mais se verra élevée au corps de doctrine sacrée. […] Le directoire
du Collège est composé d’un triumvirat […]. Bataille, Leiris, Caillois. »
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