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II. LA RÉVOLUTION : UNE MÉDECINE SANS MÉDECINS




               Deux textes d’organisation sociale, d’ordre con-  pour  une  division  en  80  départements,  d’un
               tingent devaient acquérir une valeur principielle   modèle identique et uniforme, division adminis-
               dans la fondation de l’État-nation. Successive-  trative  juste  et  égale,  qui  n’attenterait  pas  à
               ment,  la  loi  d’Allarde  (mars  1791)  et  la  loi  Le   l’intégrité de  la Nation mais en constituerait  le
                                                                     19
               Chapelier  (juin  1791)  parachèvent  l’unicité  du   socle .
               corps de la Nation en dissolvant tous les corps
               intermédiaires. La volonté d’émancipation et la   Il faut construire un homme nouveau, régénéré.
                                                                           20
               libéralisation des professions postulaient la sup-  Mona  Ozouf   a  montré  comment  cette  régé-
               pression des cadres professionnels d’ancien ré-  nération  fut  d’abord  comprise  comme  un  effet
               gime,  perçus  comme  autant  de  despotismes    immédiat de la Révolution. Le terme, dérivé du
               particuliers  et  d’entraves  à  la  volonté  indivi-  langage religieux (le baptême chrétien) avait été
               duelle. La loi d’Allarde dispose : « À compter du   laïcisé  par  les  philosophes  et  les  naturalistes
               1  avril prochain [i. e. 1791] il sera libre à toute   vers  la  moitié  du  XVIII°  avant  de  devenir  à  la
                er
               personne de faire tel négoce ou d’exercer telle   mode lors de la convocation des États généraux.
               profession, art ou métier qu’elle trouvera bon ;   M. Ozouf y voit un « transfert du sacré », Lucien
                                                                      21
               mais elle sera tenue auparavant de se pourvoir   Jaume  un « transfert de religiosité ». L’État est
               d’une  patente. »  L’esprit  révolutionnaire  asso-  une  réalité  transcendante  à  laquelle  les  « ci-
               ciait l’esprit d’initiative et la liberté d’entreprendre   toyens » devront s’identifier voire sacrifier, sinon
               au  libéralisme  sans  contrainte,  fondant  une   se sacrifier. L’état de citoyen est une mutation
               culture sociale de l’entreprise individuelle et des   qui  procède  d’une  réforme  intérieure  et  volon-
               professions libérales qui se réclame aujourd’hui   taire, de l’action exemplariste de l’État, désirée
               encore de son principe fondateur.                et consentie, ou -contre les récalcitrants- de sa
               Parallèlement,  la  loi  Le  Chapelier,  dans  la  lo-  force coercitive. Qui dit Révolution dit redresse-
               gique de la loi d’Allarde, déclare : « Il n’y a plus   ment  moral. « Les institutions, écrit Saint-Just,
               de corporation dans l’État ; il n’y a plus que l’in-  ont pour objet de mettre dans le citoyen, et dans
               térêt particulier de l’individu et l’intérêt général. »   les enfants même, une résistance légale et facile
               La Révolution structure définitivement la relation   à l’injustice ; de forcer les magistrats et la jeu-
                                                                                  22
               de l’individu et de l’État en supprimant tout inter-  nesse à la vertu... » . « La patrie n’est point le
               médiaire entre l’individu et l’État. La portée de   sol,  elle  est  la  communauté  des  affections. »
               cette déclaration n’est pas seulement politique,   « Les enfants appartiennent à leur mère jusqu’à
               mais sociale et anthropologique.                 cinq ans si elle les a nourris, et à la République
                                                                ensuite jusqu’à la mort. »

               A. REGENERER LE CORPS SOCIAL
                                                                La  Révolution  est  un  « traitement moral »  ap-
                                                                pliqué  au  corps  social.  La  rééducation  des
               De la Révolution date une ère de régénération    esclaves et leur promotion au rang de citoyen
               et de production d’un homme nouveau. L’action    implique, au niveau collectif, les techniques alié-
               révolutionnaire  est  par  elle-même  curative.  La   nistes  qu’un  Pinel  appliquera  aux  déments.
               métaphore du corps joue à plein. Deux écoles     L’affranchissement  du  despotisme  guérit  les
               se disputent la définition du corps de la Nation   esprits et les corps. L’Ancien Régime, dénomi-
               au moment de la découper en départements :       nation péjorative, connote vieillissement, cadu-
               1) les tenants de la « dispersion anatomique »,   cité, corruption, phase létale. Au sens médical,
               anatomie  de  type  localiste  d’après  laquelle  le   selon  l’Encyclopédie, il n’y a régénération que
               corps  est  l’assemblage  d’éléments  autonomes   des parties dures du corps : les os, le squelette.
               subsistant dans le tout et indépendamment du     Les parties molles, muscles et viscères, sujettes
               tout ; 2) les tenants de l’école « vitaliste » selon   à l’infection, à la gangrène, doivent être retran-
               laquelle le principe de vie n’est ni localisé ni hié-  chées. La prise de la Bastille marque une étape
               rarchisé,  c’est-à-dire  indivis.  Ayant  écarté  la   nouvelle de la conscience révolutionnaire et si-
               division en trente provinces qui rappelait la dis-  gnifie l’urgence d’une ablation des parties non
               persion  anatomique,  les  constituants  optèrent   régénérables.  Suppression  chirurgicale  des

               19   Suzanne  RAMEIX,  Corps  humain  et  corps  politique  en  France.  Statut  du  corps  humain  et  métaphore
               organiciste de l’État. Laval théologique et philosophique (LTP), in Éthique et corps souffrant, vol. 54, février 1998.
               20  Mona OZOUF, L’homme régénéré. Essai sur la Révolution française. Gallimard, 1989.
               21  Lucien JAUME, Le religieux et le politique, PUF, 2015. Voir aussi Antoine DE BAECQUE, L’homme nouveau est
               arrivé. La « régénération » du Français en 1789, In : Dix-huitième Siècle, n° 20, 1988. L'année 1789. pp. 193-208.
               22  Louis-Antoine-Léon SAINT-JUST, Fragments sur les institutions républicaines, ouvrage posthume précédé d’une
               notice par Charles Nodier, Paris, Techener, 1831, Préambule, p. 41 p. 57.


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