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et  de  l’air.  Ce  dernier  élément  est  considéré   Méditations... » de Volney (1757-1820), Thouret
               comme un déterminant essentiel de santé. L’air   développe une esthétique des chairs mortes ex-
               du temps est précisément à la circulation de l’air   humées à la lueur des torches, un amas d’os et
               dont  le  dogme  fonde  la  critique  sanitaire  de   de  viscères  colorés  et  odorants,  et  surprend
               l’hôpital et de la ville. La source des épidémies   l’activité d’une « physique souterraine » qui mé-
               se trouve dans l’air corrompu par les décompo-   tamorphose les restes des vivants. Le cimetière
               sitions,  l’infection,  la  putréfaction  génératrices   est une salle de dissection à ciel ouvert, un festin
               de miasmes, comme le gibet de Montfaucon. « Il   physiologique  en  ce  temps  où  les  médecins
               faut  avoir  parcouru  ces  lieux  d’infection  pour   souffrent d’une disette de cadavres. Survient un
               savoir ce que sont ces résidus ou produits que   « prodige » :  les  lieux  souterrains  ne  sont  pas
               l’on peut appeler les excréments d’une grande    l’empire des vers, comme chacun croit, mais un
               ville, et pour connaître au physique, l’incommen-  laboratoire merveilleux de momification dont les
               surable augmentation de malpropreté, de puan-    sujets méritent d’être conservés en lieu sûr. Le
               teur et de corruption qui résulte du rapproche-  déplacement du cimetière opère une sortie de la
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               ment  des  hommes . »   En  ville  comme  à      religion et de la métaphysique. Laissons le rap-
               l’hôpital un processus de pourriture est à l’œuvre   porteur  décrire,  dans  un  style  préromantique,
               et menace. Il faut assainir les villes en déplaçant   l’une des premières scènes modernes d’occul-
               les  cimetières.  Vicq  d’Azyr  et  Fourcroy  multi-  tation et de refoulement de la mort, et d’urbani-
               plient les mémoires sur les risques inhérents aux   sation réussie :
               cimetières,  aux  charniers,  aux  gibets.  Vicq   « A ce tableau fidèle, qui retrace l’aspect même
               d’Azyr traduit les Essais sur les lieux et les dan-  du  lieu,  son  site  lugubre,  son  enceinte  silen-
               gers des sépultures de Scpione Piattoli (1778).   cieuse  et  triste,  ses  portiques  surbaissés  et
               La circulation de l’air est un impératif médical,   sombres, ses voûtes antiques, et au milieu de sa
               urbain, civil, et un principe architectonique.   pompe  et  de  ses  monuments  funéraires,  les
                                                                foyers nombreux d’infection qu’il recélait en son
               Une opération d’envergure est réalisée à Paris   sein, on comparera l’état actuel du local, ouvert
               avec  le  transfert  du  cimetière  des  Saints-  de toutes parts au libre accès des vents ; raffer-
               Innocents  dont  Thouret  nous  a  laissé  un  récit   mi sur ses fondements ; purifié dans toute son
               d’une haute qualité littéraire en forme de rapport   étendue ;  applani  (sic)  dans  toute  sa  surface ;
               de  la  SMR,  lu  au  Louvre  le  vendredi  29  mai   embelli  par  les  monuments  voisins ;  décoré
               1789, cosigné par Vicq d’Azyr, de Fourcroy, de   d’une fontaine jaillissante, la première que la Ca-
               Horne et Geoffroy. Les plaintes des riverains du   pitale aura vu couler dans ses murs, et réunis-
               cimetière  et  de  l’église  des  Saints  Innocents   sant  toutes  les  forces  de  la  vie,  où  naguère
               (dans l’actuel quartier des Halles), étaient récur-  étaient ouverts tous les gouffres de la mort » .
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               rentes : circulation d’une foule très dense dans
               un  espace  réduit  où  se  tenait  un  marché,  fré-  Selon son historien, J.-P. Peter , la SRM porte
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               quence des services funèbres dans un lieu sa-    en germe une mutation définitive dont la Révo-
               turé de cadavres, air vicié que la chaleur rendait   lution sera l’accoucheuse ; le modèle d’enquête
               fétide,  plusieurs  « accidents »  survenus  dans   qu’elle organise préfigure les rapports réguliers
               diverse maisons de la rue de la Lingerie. L’insa-  des  médecins  des  épidémies  aux  préfets.  La
               lubrité des lieux avait fait l’objet d’un rapport des   SRM inculture « un grand sens économique et
               médecins Lémery, Geoffroy et Hunauld en 1727.    historique, souvent même un sens prophétique
               En octobre 1785, à la requête du Lieutenant de   de l’assistance sociale », et, au contact de l’hu-
               Police La Crosne, une commission de la SMR       manité malheureuse, développe « le souci col-
               propose  un  projet  de  translation  du  cimetière   lectif, statistique, social, de la santé publique ».
               dont le site serait aménagé en place ouverte ac-  Mais ce projet de santé publique s’inscrit dans la
               cueillant le marché aux légumes de la capitale.   recherche d’un nouveau style de relations entre
               Les opérations durèrent plus de six mois, nuit et   les  hommes.  Une  nouvelle  hiérarchie  des  va-
               jour, avec des intermittences, de décembre 1786   leurs  basée  sur  la  possession,  la  richesse,  le
               à  octobre  1787.  Le  projet  préfigure  ceux  des   confort disqualifie et remplace l’antique héritage
               hygiénistes  du  siècle  suivant :  il  associe  une   des vertus chrétiennes d’ascèse, de sacrifice, de
               opération  urbanistique  à  un  projet  de  santé   pauvreté. L’homo œconomicus s’engendre dans
               publique. Peu de temps avant « Les Ruines ou     le  « commerce »  de  ses  semblables,  dans  le

               14  Supplément au Rapport sur la voirie de Montfaucon, lu au Louvre lors de la séance de la SMR du 11 XI 1788, signé
               DEHORNE, HALLÉ, DE FOURCROY, THOURET, in Histoire et mémoires de la Société royale de médecine, année
               1788, Paris, Théophile Barois, 1790, p. 222.
               15  Michel-Augustin THOURET, Rapport sur les exhumations du cimetière et de l’église des Saints Innocents lu
               dans la séance de la Société  Royale de Médecine le 3 mars 1789 , Paris, Ph Denys-Pierres, pp 50-51. Le rapport
               comporte deux dates de lecture. Nous avons retenu la plus circonstanciée.
               16  Jean-Pierre PETER, « Une enquête de la Société royale de médecine : malades et maladies à la fin du XVIIIe
               siècle », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, n°4, 1967.


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