Page 6 - Lettre d'information n°32
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social, autrement dit, la notion positive, égoïste,   difficilement rapporter les preuves nécessaires
               utilitaire de la solidarité.                     et devaient supporter les délais et charges d’un
               Ce principe transformant l’assistance en charge   débat  judiciaire.  La  cause  était  bien  souvent
               publique  obligatoire,  en  va  modifier  l’objet.  Il   inconnue, ce qui empêchait toute indemnisation.
               n’est plus suffisant d’offrir aux indigents, aux ma-  Même si elle était déterminée, l’inégalité entre
               lades, aux infirmes, aux vieillards, des secours   employeur et salarié pesait généralement en dé-
               nécessairement limités par les ressources obte-  faveur  du  second.  Ce  régime  n’était  pas  non
               nues de la générosité collective ou de la bienfai-  plus sans problème pour les patrons, accusés
               sance  privée.  […]  Il  s’agit  en  effet  de  réaliser   par leur salarié devant un tribunal, et soumis aux
               l’assurance  efficace  contre  les  risques  so-  aléas d’une indemnisation susceptible d’être in-
               ciaux […]                                        tégrale,  notion  imprécise  et  variable  selon  les
               Instituer l’assistance administrative, c’est en fait   juges.
               proclamer le droit à l’assistance. […] La procla-
               mation du droit à l’assistance n’est pas un dan-  La première proposition de Martin Nadaud était
               ger, dès que la loi qui l’institue en limite les con-  de  renverser  la  charge  de  la  preuve.  D’autres
               ditions et en détermine la mesure. »             propositions s’y ajoutèrent en ordre dispersé : la
               Le  Traité  présente  les  diverses  formes  de  re-  mise à la charge de la société des accidents for-
               cours contre les décisions des autorités adminis-  tuits  (estimés  à  68 %  des  accidents)  et  la  ré-
               tratives et conforte la reconnaissance de droits   forme de la Caisse nationale des accidents ins-
               à l’assistance publique, même s’ils sont limités   taurée à titre facultatif sous le Second Empire,
               par  les  conditions  légales  requises,  impliquant   une  indemnisation  systématique  et  forfaitaire,
               une appréciation minutieuse, qui ont conduit cer-  l’institution d’un jury …
               tains juristes à considérer que, s’il s’agissait bien
               de droits, c’étaient des droits à caractère subjec-  La notion moderne de risques professionnels se
               tif plutôt que des droits à caractère objectif.   heurtait   à   de   vigoureuses   oppositions :
                                                                « Rendre le patron responsable de la faute de
               Les lois sur l’assistance publique, par la recon-  l’ouvrier qu’il emploie, je n’hésite pas à le dire,
               naissance de droits juridiques à l’assistance pu-  cela soulève la conscience. Il me semble qu’un
               blique,  garantis  par  des  voies  de  recours  juri-  cri de justice s’élève contre de telles théories »
               diques, constituent donc une étape essentielle   s’exclamait  le  député  Peulevey.  Le  sénateur
               dans la construction d’une protection sociale.   Lebreton renchérissait : « C’est le renversement
                                                                de tous les principes de notre droit […]. Ce n’est
               1.3  La  réparation  des  accidents  du          pas  une  loi  de  justice,  puisqu’elle  frappe  le
                                                                patron, même innocent, même irréprochable . »
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               travail : la loi du 9 avril 1898                 Les partisans de la conception du risque profes-
                                                                sionnel  avançaient  l’idée  de  profit  et  de  frais
               Le débat, qui conduit à la loi du 9 avril 1898 sur   généraux de l’entreprise. Il s’agissait de passer
               « les responsabilités des accidents dont les ou-  d’une approche individuelle liée à la cause à une
               vriers  sont  victimes  dans  leur  travail »,  s’est   approche collective, statistique et probabilitaire,
               engagé  dès  1880  sur  une  proposition  de  loi   porteuse de solidarité.
               déposée par Martin Nadaud pour remédier aux
               difficultés des victimes d’accidents du travail et   La loi de 1898 allait être une loi pragmatique de
               de leur famille : il a permis de passer d’une res-  transaction, une loi de compromis : « L’idée était
               ponsabilité individuelle pour faute donnant lieu   de substituer à l’incertitude du droit un dispositif
               une  appréciation  individualisée  par  un  juge  à   de sécurité réciproque et solidaire du patron et
               une responsabilité pour risque professionnel qui   de  l’ouvrier.  L’ouvrier  abandonnait  son  droit  à
               repose  sur  une  indemnisation  encadrée  par   une  réparation  intégrale  du  dommage  subi  en
               avance dans un barème d’évaluation.              cas de faute prouvée du patron contre la certi-
                                                                tude d’être toujours indemnisé ; le patron deve-
               Dans le cadre antérieur du droit civil, le juge, sur   nait juridiquement responsable de tout accident
               la base de l’article 1382 du Code civil, examinait   du  travail,  sa  responsabilité  étant  rigoureuse-
               face à un accident du travail la responsabilité in-  ment limitée dans sa quotité . »
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               dividuelle de l’employeur et la responsabilité du   La  loi  de  1898  allie  donc  une  présomption  de
               travailleur au regard des preuves apportées. Il   responsabilité pour risque, un principe de non-
               fixait une indemnisation individualisée en fonc-  recours à la responsabilité civile et une répara-
               tion de ces éléments, du dommage résultant de    tion forfaitaire. Elle constitue un compromis his-
               l’accident  et  de  son  impact  démontré  sur  la   torique  qui  prépare  les  assurances  sociales,
               victime.  Ce  système  présentait  de  graves    même  si  la  loi  de  1898  laisse  les  employeurs
               inconvénients  pour  les  salariés  qui  pouvaient   s’assurer librement.

               5  EWALD François, L’État providence, Grasset, 1986, p. 283.
               6  Ibid, p. 287.


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