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français de Jaehnichen et de Markus, secrétaire   que par les sangsues, et les saignées particu-
               du comité médical temporaire de Moscou.          lières ou générales, et s’acquiert l’estime et la
               Documents  ethnographiques  de  premier  ordre   protection de Broussais.
               parfois,  qui ne sont  pas sans rappeler les tra-  Au fond, la scolastique qui se construit autour de
               vaux des observateurs de l’homme des années      cet  ens  rationis  nommé  tour  à  tour  contage,
               1800. L’aventure et l’exotisme impriment à ces   vibrion,  virus,  germe,  miasme,  mofette,  sapro-
               documents  officiels  un  caractère  romanesque   phyte  aérobie…  recouvre  d’un  voile  pédan-
               quand  bien  même  les  descriptions  cliniques  y   tesque épais une question de cohésion sociale
               tiennent la plus grande place. Tous font montre   brisée  par  des  mesures  sanitaires  lourdes
               d’une grande érudition historique et tiennent à   confiées à l’armée, les risques d’émeute et de
               s’inscrire dans la tradition des Anciens. Markus   désorganisation  sociale.  Brierre,  instruit  par
               donne  ses  descriptions  médicales  en  latin.   l’expérience  polonaise,  condamne  les  cordons
               L’usage du grec n’est pas rare. Tous exploitent   sanitaires qui étouffent la vie sociale, et plaide
               avec  brio  la  dramatique  terreur  du  choléra,  le   pour  l’ouverture  des  théâtres,  des  cafés,  des
               spectacle désolé des villes ou claquemurées ou   salles  de  concert,  sous  réserve  de  mesures
               désertées,  l’entassement  des  cadavres,  les   hygiéniques : aération systématique, emploi du
               odeurs  insupportables,  les  anecdotes  ma-     chlore, emploi de la chaux, lavage des mains au
               cabres.                                          moyen d’une solution chlorée.
               Il s’en faut que les recommandations égalent les   Gérardin,  dans  une  lettre  au  comte  d’Argout
               qualités narratives. Il se dégage  de ces docu-  postée le 16 octobre 1831 de Saint-Pétersbourg,
               ments une pénible impression de compilation et   ayant relaté la disparition du parti contagioniste
               de  répétition. Tous  sont  anti-contagionistes  ou   au  conseil  de  médecine  de  Moscou,  exalte  la
               feignent de le devenir ; pour la plupart, il y va du   sagesse dudit conseil :
               choléra comme de la division kantienne du nou-   « Ce conseil, par une conduite toujours calme,
               mène et du phénomène. La maladie présente un     prudente et courageuse, a su préserver Moscou
               aspect  atmosphérique  nouménal,  duquel  il  est   d’un  fléau  plus  redoutable  encore  que  le
               vain de spéculer, et un aspect corporel localisé,   choléra :  nous  voulons  parler  des  émeutes
               phénoménal, concret, sur lequel le médecin peut   populaires  qui  ont  constamment  accompagné
               agir.                                            les  mesures  qu’on  a  crues  répressives  de  la
               Quant  aux  préconisations,  elles  relèvent  de  la   contagion » .
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               vulgate  hygiéniste  inlassablement  répétée  de-  Le  gouvernement  se  laissa  convaincre.  Le
               puis la société royale de médecine.              dispositif sanitaire lourd  aux frontières fut levé
                                                                par une circulaire de mai 1832.
               9. Défaite du contagionisme.
                                                                10. Retour du contagionisme.
               Question topique : le choléra est-il importé ?
               Non, car importation signifie contagion, et l’ino-  Mais le contagionisme n’avait pas dit son dernier
               culation volontaire contredit la contagion. Il est   mot. Bretonneau inventeur de la dothinentérie,
               donc  atmosphérique  et  se  joue  des  barrières   puis  Velpeau,  s’y  rallient.  En  1834,  le  docteur
               humainement  tyranniques  qu’on  lui  oppose.    E. Gendron relève le tracé des contagions dans
               Brierre de Boismont qui place sa Relation sous   les petites localités. Il établit que le choléra est
               les  auspices  de  Kéraudren  et  Moreau  de     la  maladie  des  mains  sales.  « L’épidémie  est
               Jonnès, prend ses distances, au nom de l’expé-   l’effet, non la cause de la contagion. »
               rience vécue et relatée loyalement.              La  doctrine  évolue.  Dans  un  rapport  sur  les
                                                                                         30
               Il est du ressort de la médecine d’examiner le   épidémies  de 1854  et 1855 ,  Barth  admettait
               siège  corporel  du  mal.  Le  désordre  gastrique   que  les  contagionistes  « se  sont  multipliés  en
               incline  à  justifier  la  théorie  de  Broussais.   1849 ;  ils  sont  devenus  prédominants  par  leur
               Jaehnichen, reprenant les théories de son col-   nombre dès 1854, et aujourd’hui, il ne reste plus
               lègue  chimiste  Hermann  penche  pour  une      dans  le  camp  opposé  que  de  rares  combat-
               décomposition  du  sang.  Magendie  récuse  la   tants » (p. 122). Barth, casuiste, n’emploie pas
               théorie de l’inflammation du tube intestinal et la   le mot de contagion, mais celui de transmissibi-
               pratique des saignées, mais avoue, désabusé,     lité :  « le  choléra  n’est  pas  contagieux  en  tant
               « qu’il  y  a  dans  le  traitement  du  choléra  un   qu’il faut un contact immédiat avec un cholérique
               vague désespérant » . Sophianopoulo ne jure      pour contracter la  maladie, il est transmissible
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               28  M. F. MAGENDIE, Leçons sur le choléra-morbus faites au Collège de France, Paris Méquignon-Marvis, 1832,
               10e leçon, p. 239.
               29  Du choléra-morbus en Russie, en Prusse et en Autriche pendant les années 1831 et 1832, Paris, F. G. Levrault,
               1832, lettre IV, p. 22.
               30  Rapport sur les épidémies du choléra-morbus qui ont régné en France pendant les années 1854 et 1855  par
               M.  BARTH  au  nom  d’une  commission  composée  de  MM  Bouillaud,  président,  Briquet,  Davesne,  de  Kerkaradec,
               J. Guérin, Mélier, Barth, rapporteur. Académie de médecine. Paris, G. Masson, 1874.


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