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délinquance :  incendie,  vol,  vagabondage,     À  côté  des  dégénérés  inférieurs,  notoirement
               débauche, ivrognerie, inaptitude à la réalisation   inaptes  à  la  lutte  pour  la  vie,  incapables
               d’un acte utile et moral. Elle oblige la société à   d’autonomie et dépendants, il est des dégénérés
               prendre  des  mesures  de  « prophylaxie  défen-  supérieurs  à  l’intelligence  brillante,  singuliers,
               sive » (coercitive et rééducative) en séquestrant   originaux,  dont  le  type  est  Jean-Jacques
               les  individus  nuisibles  et  les  infirmes  congéni-  Rousseau. Si le principe de prédisposition héré-
               taux,  et  de  « prophylaxie  préservatrice »  (cor-  ditaire en aliénation est absolu, le lien entre dé-
               rective  et  rééducative),  en  agissant  sur  leurs   générescence et criminalité ne l’est pas moins :
               conditions  physiques  et  morales.  Morel  es-  « Le dégénéré devient souvent un délinquant ».
               quisse  le  modèle des prisons-asiles repris par   Contre le péril social de la dégénérescence, la
               Magnan  et  Legrain.  Les  mesures  préventives   société a le droit et le devoir de se défendre. Elle
               consistent  « en  moralisation  des  masses »  au   prospère  dans  des  milieux  dégradés  par  la
               moyen de « formulaires d’hygiène morale ». Les   misère, l’alcoolisme, l’insalubrité, et se reconnaît
               concepts de milieu (social ou géographique) et   au comportement : indiscipline, violence, résis-
               d’hérédité  entraient  dans  les  catégories  socio-  tance à l’autorité, « conflit permanent avec les
               psychiatriques. Morel était conscient d’écrire un   usages reçus et par suite avec les tribunaux ».
               chapitre de l’histoire naturelle ; en biologisant la   À la différence du juge qui agit  a posteriori, le
               loi  naturelle,  il  écrivait  un  De  natura  rerum   médecin prévient et arrête les modalités de sé-
               théiste, coulé dans le moule d’un traité d’hygiène   grégation applicables aux dégénérés criminels :
               à l’ancienne, dont le héros, produit d’une solida-  asile pour les criminels arriérés et les criminels
               rité de causes et porteur d’un mal immérité et   sur  lesquels  pèse  un  doute ;  prison  pour  les
               irréparable,  faisait  un  roman  métaphysique  ou   criminels auxquels n’est reconnue aucune atté-
               une  tragédie  cosmique.  La  dialectique  de  la   nuation de peine. Les notions de prison et d’asile
               chute abrite un message : Morel en appelle à la   sont  interchangeables  comme  les  notions  de
                                                                                     45
               régénération par la redécouverte de la loi morale   dégénéré et de criminel .
               conservatrice de l’ordre universel, et la restaura-  Les thèses de Morel sur l’hérédité comme fac-
               tion des vertus familiales, civiques et politiques   teur uni-causal du monde social et du cosmos
               détruites par la révolution de 1848. La médecine   ont débordé le milieu aliéniste, offert à un large
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               mentale fait œuvre de salut public .             public une réponse totale et compréhensible du
               Les disciples de Morel opéreront une réduction,   monde et du mal physique et moral.
               passant  de  la  dégénérescence  de  l’espèce  à   Elles  ont  influencé  d’illustres  lecteurs  comme
               celle de l’individu.                             Darwin  et  Zola.  Ce  dernier  utilise  l’hérédité
               Le  dégénéré  devient  un  type  dont  Magnan  et   comme le ressort littéraire qui structure la durée
               Legrain  dressent  le  tableau  objectif,  simplifié,   romanesque des Rougon-Macquart, et s’est lui-
               débarrassé  du  cadre  théologico-politique  de   même  volontiers  prêté  à  « l’examen  médico-
               Morel, cliniquement observé comme le suggère     psychologique » d’un jeune psychiatre, le doc-
               le  titre :  Les  dégénérés.  État  mental  et  syn-  teur Edouard Toulouse (1896).
               dromes  épisodiques  (1895).  La  notion  d’écart   Les  continuateurs  de  Morel,  en  réduisant  le
               par rapport à un type primitif est abandonnée au   modèle du dégénéré au cas médical observable,
               profit d’une « déviation du type normal d’huma-  ont accéléré la transition de la psychiatrie vers
               nité ». L’homme normal se définit selon le con-  la sélection sociale et l’eugénisme reprochés à
               cept darwinien d’aptitude à la vie, par sa capa-  Alexis Carrel dans l’Homme cet inconnu (1935).
               cité  à  « assurer  par  ses  propres  efforts  le   Pessimiste sur le présent, Morel se tournait vers
               maintien de son équilibre biologique et de repro-  l’avenir  et  lançait  un  message  entendu  par
               duire  un  être  doué  des  mêmes  attributs  que   l’immense  majorité  des  médecins  jusqu’en
               lui ». La notion de normalité biologique est com-  1945,  lorsqu’il  exaltait  la  foi  de  ces  jeunes
               plétée par un critère social : est normal celui qui   médecins  « dont  les  efforts  auront  pour  but
               dispose  d’une  conformation  cérébrale  capable   l’AMELIORATION  physique,  intellectuelle  et
               d’assimiler  les  règles  sociales  reçues  de  son   morale de l’espèce humaine ». Le dernier mot
               milieu. L’habitus de socialité procède d’un dépôt   de  l’ouvrage  était  Régénération.  L’absolutisme
               cérébral « dû aux acquisitions ancestrales ».    de l’hérédité marquait la fin de l’hygiénisme des


               44  La médecine mentale convie « à cette œuvre de régénération tous ceux auxquels sont confiés le bien-être et les destinées
               des populations, tous ceux qui possèdent les moyens de réaliser les projets d’amélioration que la science médicale soumet
               à leur examen ». B. A. MOREL, Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce
               humaine, Paris, J.B. Baillière, 1857, Préface, p XIX.
               45  Magnan et Legrain sont pionniers dans la lutte contre un fléau social qu’ils contribuent à démasquer : l’alcoolisme.
               Cf. Dr V. MAGNAN, De l’alcoolisme, Paris, Adrien Delahaye, 1874 et P-M Legrain, Hérédité et alcoolisme, Paris,
               Octave Doin, 1889, préface de Magnan. Pour le préfacier, l’auteur établit scientifiquement les effets de l’alcoolisme sur
               un terrain privilégié, le dégénéré. « Qu’il vole ou qu’il boive d’une façon irrésistible, le dégénéré n’est jamais qu’un
               impulsif qui pourra dans d’autres circonstances ou allumer un incendie ou commettre un homicide d’une manière
               également impulsive et irrésistible ». L’« isolement clinique » s’impose.


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