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populations  européennes,  il  en  vient  aux  di-  Ensuite  l’auteur  dévide  le  credo  hygiéniste-
               verses  phases  de  la  maladie  que  l’on  croit   infectioniste.  L’épidémie  procède  de  causes
               éteinte  lorsqu’elle  n’est  qu’assoupie.  L’auteur   sociales,  sévit  dans  les  classes  inférieures,
               s’étonne que le choléra, naguère traité comme    cesse  en  cas  d’assainissement  des  lieux.
               contagieux  et  pestilentiel,  semble  aujourd’hui   Sociale, l’épidémie doit être combattue par des
               considéré en Russie comme ayant perdu ses at-    moyens sociaux : action sur les causes morales,
               tributs redoutables. « De ce que le nombre des   secours  aux  indigents,  assainissement  des
               malades a progressivement diminué le mois der-   quartiers  populeux,  purification  de  l’air  des
               nier [novembre 1830], on a tiré l’étrange conclu-  hôpitaux,  isolement  des  malades,  secours  à
               sion  que  le  mal  était  expiré  jusque  dans  sa   domicile, toutes ces mesures devant concourir à
               racine ».  « Le  choléra-morbus,  dit  un  des  der-  l’abolition  des  quarantaines  et  des  mesures
               niers  bulletins  de  Moscou,  étant  presque    sanitaires  lourdes,  lesquelles  ont  fait  partout
               entièrement  éteint,  on  a  jugé  convenable  de   faillite.
               lever les quarantaines extérieures, et désormais
               les  précautions  sanitaires  sont  concentrées   Quant  à  l’étiologie  proposée,  qui  répète  la
               dans la ville ».                                 vulgate  aériste,  elle  postule  l’existence  d’un
               Quelles sont les bases médicales d’un tel dia-   miasme se transmettant de l’atmosphère au ma-
               gnostic ? Mais s’agit-il encore de médecine ou   lade  par  inhalation,  et  provoquant  un  foyer
               plutôt  d’intérêts  commerciaux  dissimulés ?    d’émanations  pulmonaires  qui  transforment  le
               « Les médecins les plus sages […] ne trouvent    patient en agent infectieux par exhalaison. Mais
               que des explications politiques à donner au gou-  le  miasme  n’est  pas  nécessairement  patho-
               vernement impérial ». L’article s’achevait par un   gène : il peut être entraîné dans « le torrent de
               appel à un rempart sanitaire intra-européen si le   la  circulation  sanguine »  et  excrété ;  « natura-
               fléau  approchait  de  l’Allemagne,  rempart  qui   lisé »  par  le  sujet  et  indolore ;  il  n’est  toxique
               laisserait à la France « le temps de fonder sur   qu’ingéré  par  le  patient  « prédisposé »  dans
               des bases solides et régulières les garanties de   lequel il opère une « décomposition du sang »
                                                                                          14
               la santé publique ».                             curable par injections salines . C’est l’originalité
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               Une riposte anticontagioniste arriva de Moscou   prochaine » du choléra - la cause seconde, inhé-
               en 1831, sous le titre : Quelques réflexions sur   rente  au  malade  -  « dans  une  décomposition
               le choléra-morbus, par le Dr Jaehnichen, Mos-    directe et particulière du sang » (p. 64).
               cou,  1831.  L’auteur  s’y  prévalait  d’une  expé-
               rience clinique de 8 000 patients. Très vite il s’en   Jaehnichen admet pourtant la contagion lorsqu’il
               prenait nommément à Moreau de Jonnès : « J’ai    y  a  absorption  cutanée  d’un  virus  ou  d’un
               sous  les  yeux  le  rapport  de  M. Moreau  de   miasme  par  contact  direct  ou  indirect.  Les
               Jonnès au conseil supérieur de santé sur le cho-  inspirata et les ingesta, non cutanés, ne partici-
               léra de 1824, et je confesse franchement qu’en   pent pas du processus contagieux ainsi compris,
               le lisant quelques jours avant l’invasion de cette   mais d’une pénétration infectieuse. L’absorption
               fatale maladie à Moscou, j’en fus singulièrement   cutanée  parfaite,  indiscutable,  consiste  dans
               effrayé : il me semble un arrêt de mort pour le   l’inoculation.  Elle  constitue  l’expérience  pro-
               lecteur » (p. 19).                               bante par excellence qui fonde irréfragablement
                                                                l’intime conviction de ceux qui l’ont pratiquée. Ils
               L’auteur procède  par affirmations :  des milliers   sont nombreux, et parfois illustres. Jaehnichen,
               de faits « prouvent d’une manière incontestable   Chervin qui réclame l’organisation  de séances
               la non-réalité de la contagion immédiate ». Des   publiques et officielles d’inoculation et d’infection
               recherches  faites  à  Moscou  « avec  la  plus   volontaire,  Scipion,  Pinel,  Foy,  Delpech,  y  ali-
                                                                                     15
               grande  exactitude »  établissent  « de  manière   mentent leur conviction . Pour ces praticiens, la
               irrécusable » que la maladie n’y a pas été impor-  positivité de l’expérience personnelle l’emporte
               tée mais qu’elle s’y est développée « spontané-  sur la déduction logique de l’observation.
               ment ».  Autre  preuve :  « les  rangs  des  con-
               tagionistes sont aujourd’hui presque déserts »,   Mais, en l’espèce, s’agit-il d’expérience scienti-
               la théorie de la contagion ne résistant pas aux   fique ou d’ordalie ? L’expérience se tient-elle en-
               données de l’expérience.                         core dans les limites de la raison ?



               14  Jaehnichen a proposé cette médication à l’Académie de médecine qui a formulé les plus expresses réserves.
               15  Tel est aussi l’argument de BRIERRE-DE-BOISMONT in Relation historique et  médicale du choléra-morbus de
               Pologne, Paris, Germer-Baillière, 1832, pp. 129-130. : « J’ai touché des centaines de cholériques, j’ai respiré leur haleine,
               je me suis coupé dans les dissections ; M. Le Gallois a ouvert un assez grand nombre de cadavres, s’est piqué plusieurs
               fois et a examiné beaucoup de cholériques ; les docteurs Jannichen de Dresde, Foy, Pinel et Vérat de Paris, se sont
               courageusement inoculé le sang d’un individu infecté, ils ont goûté des matières vomies, et cependant personne n’a été
               incommodé. »


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