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D. ROMAN NOIR DE LA DÉGÉNÉRESCENCE


                                                                À partir de 1850, l’aliénisme va entreprendre la
                                                                médicalisation de l’hérédité et construire un nou-
                                                                veau paradigme qui compense son impuissance
                                                                thérapeutique et remplace les théories périmées
                                                                de Pinel et d’Esquirol : la théorie de la dégéné-
                                                                rescence. Prosper Lucas, dans son Traité philo-
                                                                sophique et physiologique de l’hérédité naturelle
                                                                (1847)  ouvre  la  question  et  pose  l’hérédité
                                                                comme  facteur  explicatif  global.  « Nous  avons
                                                                rencontré  la  question  du  rapport  de  la  nature
                                                                physique  et  morale  de  l’être  à  celle  de  ses
                                                                auteurs : l’obscur et grand problème de l’héré-
                                                                dité » .  Lucas  distingue  deux  lois  dans  la
                                                                     43
                                                                procréation  dont  chaque  individu  est  porteur :
                                                                une  loi  d’innéité,  génératrice  d’innovation,  de
                                                                liberté de la vie, de singularité et d’originalité qui
                                                                est le propre de l’individu ; une loi d’hérédité, loi
                                                                de permanence, d’imitation, de mémoire et de
                                                                répétition qui relève de l’espèce.
                 Source gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France   Bénédict Augustin Morel (1809-1873) publie en
                                                                1857  son  Traité  des  dégénérescences  phy-
               Baudelaire  avait  consulté  « le  subtil  Lélut »,   siques,  intellectuelles  et  morales  de  l’espèce
               auteur  de  La  démence  de  Socrate  et  de     humaine. Cet ouvrage est né d’une double dé-
               L’amulette  de  Pascal  où  il  se  plaisait  à   ception : la médiocre condition sociale faite aux
               démasquer,  sous  le  génie  apparent,  une  folie   médecins  et  leur  insuccès  thérapeutique.  Les
               hallucinatoire  réelle.  Il  mentionne  Brierre  de   guérisons obtenues ne sont pas à la hauteur des
               Boismont auteur en 1833 d’un Traité d’hygiène,   légitimes  espérances  des  savants  et  des  pro-
               ou précautions à prendre pour l’entretien de la   grès du système hospitalier. Ce constat doit mo-
               santé et qui publie en 1850 Du suicide et de la   difier le point de vue aliéniste. Morel met la folie
               folie-suicide dont Baudelaire cite le titre (XIV, Du   en perspective et l’inscrit dans le temps, hors de
               suicide et de la folie-suicide). Brierre fait paraître   son cadre clinique : elle marque le stade ultime
               en  1850  Tædium  vitae,  étude  prophylactique   de la dégénérescence, le terminus d’états dégé-
               contre l’ennui, l’athumia, l’acédie, la tristesse, le   nératifs de longue durée liée à des prédisposi-
               spleen,  le  découragement,  le  dégoût  de  vivre,   tions  héréditaires.  Elle  hante  l’individu  dès  sa
               l’impuissance  à  agir,  qui  peuvent  pousser  au   naissance et n’attend que l’occasion pour explo-
               suicide. Ces maux ne procèdent pas de la folie   ser. La notion de terrain prédisposant que Morel
               mais d’un mal social, la mélancolie romantique   emprunte  à  son  condisciple  et  ami  Claude
               incarnée par Werther et René, et le repli sur soi.   Bernard,  réfute  le  psychologisme  et  le  pa-
               Brierre conclut en diagnostiquant une asthénie   roxysme de la nosologie des seules passions.
               sociale actuelle, généralisée, propice au tædium   La  folie  n’est  pas  la  confusion  de  la  déraison,
               vitae : l’insécurité du lendemain, l’instabilité des   mais  le  signe  d’une  irréparable  dysharmonie
               fortunes et des positions sociales, la ruine des   entre l’intelligence et son instrument malade, le
               institutions,  l’absence  d’idéal  politique.  Il  n’est   corps. La dégénérescence est l’écart qui, dans
               que trois remèdes pour vaincre la tentation du   la  succession  décadente  des  générations,  sé-
               désespoir :  la  poursuite  d’un  but  d’activité,  les   pare l’individu pathologique de son type normal
               responsabilités  familiales,  surtout  le  travail  qui   originel. La dégénérescence, enchaînement fa-
               est la loi de Dieu. Au lendemain de la Commune   tal de faits qui se commandent et s’engendrent
               de Paris,  Brierre se  dit favorable à  la création   successivement, révèle le mal absolu où se fé-
               d’établissements  spéciaux  « destinés  à  ces   condent  continuellement  le  mal  physique  et  le
               êtres  dangereux  que  sont  les  partisans  de  la   mal moral jusqu’à leur autodestruction.
               Commune », qui, fous ou prédisposés à la folie,   Dans le roman noir de la dégénérescence, Morel
               ont pillé et incendié.                           est un maître du soupçon. Sa notion de dégéné-
                                                                rescence  est  théologique :  une  transgression
               L’ordre psychiatrique valide scientifiquement les   originelle a déchu le genre humain et perpétue
               valeurs  bourgeoises  et  leur  représentation  de   la race de Caïn. Nul n’est assuré d’être indemne.
               l’ordre social, et risque une explication scienti-  La  dégénérescence  n’est  pas  seulement
               fique de la question sociale.                    dénaturation,  hémitérie  ;  elle  est  déviance  et


               43  P. LUCAS, Traité philosophique et physiologique de l’hérédité naturelle, Paris, Baillière,1847, p. VII


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