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II• LES FILS DE CAÏN. LEUR MÉTAMORPHOSE.
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              COMMENT S’EN DEBARRASSER ?


              « Vermine »,  « insectes  voraces »,  « frelons »,   augmente dangereusement : « Progression géo-
              tout autant que « vile canaille » ou « vile popu-  métrique, la maladie des morts ». Les fictions de
              lace » : les pauvres oscillent entre deux registres   Kafka  et  de  Ionesco  sont  les  métaphores  très
              de  langage,  en  usage  dans  les  classes  éclai-  réalistes du point névralgique de toute organisa-
              rées :  celui  de  l’humanité  déchue  et  criminelle,   tion  sociale :  la  néantisation  des  indésirables,
              (les fils de Caïn), et celui de la métaphore anima-  cette espèce en trop, d’abord, par un acte du lan-
              lière,  (vermine),  qui  opère  une  métamorphose   gage  à  la  Kafka,  dénonçant  leur  invasion  d’in-
              complètement  déshumanisante.  Dans  les  deux    sectes nuisibles, ensuite, dans une situation à la
              cas  le  langage  légitime  et  délivre  un  anonyme   Ionesco, par un projet politique d’élimination que
              permis de destruction. Il est des situations dont   leur nombre rend utopique.
              on ne peut rendre compte que par le détour de la
              fiction littéraire en apparence la plus absurde ou   Les insectes nuisibles
              la plus éloignée du réel, littéralement la plus sur-
              réaliste.  D’où  le  recours  simultané  à  Kafka  et   En  1777,  l’Académie  de  Châlons,  qui  se  flatte
              Ionesco.                                          d’être  « utile »,  met  au  concours  la  question :
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              Dans La Métamorphose,  Gregor Samsa « se          « Les  moyens  de  détruire  la  mendicité  en
              réveilla dans son lit métamorphosé en un mons-    France ». Le libellé du sujet annonce une déci-
              trueux  insecte »,  un  scarabée.  Ce  scarabée   sion et se présente comme un appel à projet. Il
              doux,  prévenant  et  bon,  est  dans  un  premier   ne s’agit de rien moins que de détruire la pau-
              temps toléré dans la famille, à condition de n’être   vreté,  ce  qui  suppose  une  élimination  étudiée
              vu que par elle. Mais il est insupportable à la vue   des pauvres. Dans son rapport (1780), le secré-
              des tiers. D’où cette déclaration de la sœur du   taire de l’Académie, l’abbé de Malvaux souligne
              héros : « Je dirai simplement ceci : nous devons   le  succès  de  la  question  à  laquelle  cinq  cents
              nous en débarrasser. »                            candidats ont répondu. Dans l’exorde de son rap-
                                                                port il gémit sur le lieu commun : les pauvres, in-
              Comment s’en débarrasser, tel est le titre de la   sulte à la gloire du Royaume : « Un État qui se
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              pièce de Ionesco , et le problème d’un couple     glorifie  d’être  policé,  peut-il  voir  son  sein  flétri,
              qui vit en compagnie d’un cadavre dont le volume   déshonoré,  rongé  par  cette  vile  fourmilière  de

              39   Nous  utilisons  le  titre  d’un  ouvrage  de  Bronislaw  Geremek :  Les  Fils  de  Caïn.  L’image  des  pauvres  et  des
              vagabonds dans la littérature européenne du XVème au XVIIème siècle. Flammarion, 1991. Il est remarquable que
              la littérature française ne dispose pas de l’équivalent du roman picaresque castillan . Le XVIIème siècle français a goûté
              des ouvrages tels que les vies de Lazarillo de Tormes , de Guzman d’Alfarache  ou de Don Pablos  de Ségovie, mais
              n’en a pas produit de semblables. Ces œuvres nous révèlent la fascination pour la vie des gueux qui constituent une société
              inversée, une contrefaçon de la société réelle, l’oisiveté étant un privilège et un devoir nobiliaire dont les picaros se font un
              point d’honneur. Le gueux est le symétrique inversé du Grand comme l’a bien senti Quevedo.
              Le genre picaresque est le faux jumeau et l’antithèse des livres de chevalerie dont il renverse radicalement les valeurs et les
              codes, à commencer par l’honneur, principe de toutes les valeurs aristocratiques en général et pointilleuse spécialité
              castillane. Mais le roman picaresque perçoit avec une remarquable clairvoyance sociale, anticipant une question sociolo-
              gique très actuelle, un autre point commun fondamental entre gueuserie et noblesse : l’hérédité . Il est incontestable que
              ces œuvres ont nourri le débat sur la mendicité en Espagne, et alerté la réflexion des théologiens et des moralistes.  La
              fiction renvoyait à une réalité tangible, quotidienne et amère qui a pu choquer la sensibilité d’un Juan Luis Vives et stimuler
              sa réflexion sociale.
              La littérature française du XVIIIème n’a produit qu’un seul roman se réclamant du genre picaresque : nourri de Molière
              et de La Bruyère plus que de ses devanciers d’outre-Pyrénées, Lesage écrivit en feuilleton Histoire de Gil Blas de
              Santillane  (1715-1735) qui doit peu à la réalité sociale et constitue plutôt un roman d’initiation et d’ascension sociale de
              son héros vers les félicités bourgeoises.
              Il faut attendre le XIXème siècle pour que se produise une résurgence du genre picaresque dans le roman-feuilleton,

              associé à la littérature du crime et aux misérables comme thème littéraire dont Les mystères de Paris d’Eugène Sue
              constituent la référence, tant au plan des acteurs que du langage argotique et codé. Louis Chevalier a su exploiter les
              sources littéraires , les plaçant au même niveau que les archives historiques, et fonder leur légitimité heuristique, dans un
              livre pionnier : Classes laborieuses et classes dangereuses  à Paris pendant la première moitié du XIXème siècle,
              Plon, 1969. Ses références principales restent Balzac au plan de la vie sociale et Hugo pour ses évocations topographiques
              et sa description du monde urbain.
              40  La Métamorphose , roman de Kafka publié en 1915.
              41  Eugène Ionesco, Amédée ou comment s’en débarrasser , pièce en trois actes, représentée pour la première fois à
              Paris au Théâtre de Babylone, le 10 avril 1954.


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