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III• LA VIOLENCE A SES RAISONS
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              Succédant aux émeutes antifiscales, on assiste    d’héroïsme  et  d’idéal  politique,  en  passant  par
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              au  début  du  XVIIIe siècle,  à  une  montée  des   les nuances du bruit et de la menace .
              troubles de subsistances, au pillage ou à la taxa-  La  faim  établissait  une  continuité  entre  les  af-
              tion forcée des denrées. On a décompté 1 265      famés par destination, les mendiants, et les affa-
              émeutes  de  subsistances  de  1661  au  30 avril   més  conjoncturels,  le  peuple  des  campagnes.
              1789 et 1 012 émeutes de 1788 au 30 juin 1793.    « Les milieux populaires ruraux et urbains : petit
              Elles  se  poursuivent  jusqu’au  XIXe siècle  (plus   peuple,  menu  peuple,  « vile  populace »,  com-
              de 1 300) . Ce mouvement coïncide avec une        prennent  aussi  bien des artisans, des paysans
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              prolétarisation  des  campagnes.  La  classe  pay-  ayant foyer et terre au soleil, que des errants de
              sanne  non-propriétaire  ni  productive  augmente   grands  chemins,  des  mendiants  difformes  et
              en  même  temps  que  se  déroule  le  processus   menaçants  sous  les  porches  des  églises,  des
              d’expulsion de la paysannerie et d’acquisition de   rôdeurs et des mauvais garçons à Paris et dans
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              la propriété foncière par les privilégiés et la bour-  les ports. »
              geoisie marchande enrichie.
                                                                Sans  doute  la  violence  est-elle  constante  au
              Les  incidents  antiseigneuriaux  se  multiplient,   XVIIIe siècle : elle imprègne les échanges com-
              actes de résistance à la saisie des communaux     merciaux,  les  relations  de  travail,  les  rapports
              par le seigneur, à la fermeture des forêts, au des-  sexuels. Elle apparaît comme le « produit d’une
              sèchement des marais ou à l’enclosure des pâtis.   économie  de  l’honneur » ,  une  façon  de
                                                                                         48
                                                                remettre les choses en place, de remédier à un
              Les émeutes de la faim                            désordre antérieur et, finalement, de consolider
                                                                les  normes  d’une  communauté.  La  faim  était
              Le  langage  et  le  jeu  des  synonymies  attestent   devenue, de façon récurrente, le ciment social de
              l’ampleur du phénomène et les multiples facettes   la  contestation  d’en  bas,  liée  à  la  cherté  des
              de sa perception : émotion, commotion, sensa-     vivres et surtout au prix du pain qui faisait l’objet
              tion, agitation, tumulte, mutinerie, attroupement,   d’un contrôle d’État. L’angoisse des subsistances
              émeute, révolte, sédition, insurrection, soulève-  qui  traversait  les  siècles,  avait  structuré  le
              ment,  emportement,  instabilités,  rumeur,  bruit,   pouvoir royal et affermi le Roi et le gouvernement
              murmure. Les uns sont empruntés à la police, les   dans  leur  rôle  de  garant  des  subsistances,
              autres sont tirés de la discipline militaire, ou du   donnant lieu à un lien spécifique entre le Roi et
              complot politique ; d’autres encore sont porteurs   le peuple : le pacte nourricier.


              44 La recherche historique a bien investi ce sujet trop longtemps négligé par les historiens. Une révision, une clarification,
              un consensus s’opèrent sur les motifs d’émeute comme exigence de justice communautaire et demande de reconnaissance,
              d’honneur et de dignité. La bestialité et la misère n’expliquent pas tout non plus que le cliché des Jacqueries encore usité
              par des historiens respectables pour désigner ( et flétrir au passage) les divers mouvements sociaux actuels. La pratique de
              la contestation au XVIIIe siècle a induit une politisation progressive du peuple. Jean Nicolas a parlé de « propédeutique
              contestataire » sur laquelle a prospéré un processus de politisation. L’étude des émeutes fait l’objet d’un recensement
              numérique sur le serveur de recherche HisCoD, Historial conflict Database mis en ligne en novembre 2020, outil
              numérique destiné à mettre à la disposition de tous des données et des ressources sur les conflits sociaux du Moyen Age
              à la fin du XIXe siècle.
              -Vladimir S Ljubinsky, La guerre des Farines , Grenoble, PUG, 1979.
              - Charles Tilly, La France conteste, de 1660 à nos jours, Fayard, 1986.
              - Jean Nicolas, La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale (1669-1789), Seuil, 2002.
              Les critères retenus par l’auteur pour définir un conflit : des manifestations accompagnées de violences impliquant au
              moins quatre personnes n’appartenant pas à la même famille, d’une durée de plusieurs heures. Travail fondé sur une
              formidable mobilisation archivistique : enregistrement de 8258 cas. Réimpr Folio-histoire 2008
              -Roger Dupuy, La politique du peuple. Racines permanentes et ambiguïtés du populisme. Albin Michel, 2002.
              45 Cynthia Bouton, « Les mouvements de subsistance et le problème de l’économie morale sous l’Ancien Régime
              et la  Révolution française  », Annales historiques de la Révolution française, 319, Janvier-mars 2000, p. 71-100.
              46 Maurice Tournier, « Emotion populaire. Petite note lexicologique  », in Mots, les langages du politique, 75/2004.
              Jacques Guilhaumon, « Agir en révolution...  », in Raymonde Monnier (dir), Révoltes et Révolutions en Europe et aux
              Amériques de 1773 à 1802, Ellipses, 2004.
              47 Robert Mandrou, La France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Nelle Clio, PUF,1970, p 105.
              48 Steven L. Kaplan, « Ordre et désordre au siècle des Lumières »,  in Faut-il s’accommoder de la violence ? (coll.),
              Bruxelles, édit Complexe, Thomas Férenczy dir. p. 67-68. Cette observation renvoie à Philippe d’Iribarne, La logique de
              l’honneur, Seuil, 1989. L’honneur est l’axe des conduites, des conflits et du « plaisir de la lutte » dans le cadre de l’usine.
              Cette notion, aussi anti-managériale que possible, est source d’estime de soi et victoire morale sur le lien de subordination.


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