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supplée à l’autre, et souvent réussit beaucoup   sont toujours ouvertes à ceux qui viennent s’y
               mieux ». La médecine est sophistique et partage   réfugier.  La  mesure  de  ses  revenus  n’est  pas
               avec la maladie un état de corruption qui est le   celle  des  secours  qu’il  procure,  ce  sont  les
               produit de la vie sociale. Rousseau professe un   besoins des pauvres ; on vend les fonds si les
                                                                                               42
               néo-hippocratisme politique dont se réclameront   revenus  se  trouvent  insuffisants . »  L’Hôtel-
               les  Jacobins  anti-médicinaux.  « Voulez-vous   Dieu  conserve  religieusement,  en  plein  XVIIIe
               trouver  des  hommes  d’un  vrai  courage,  cher-  siècle, une pratique médiévale de la charité : un
               chez-les  dans  un  lieu  où  il  n’y  a  pas  de  mé-  accueil  illimité,  tirant  ses  ressources  de
               decins,  où  l’on  ignore  les  conséquences  des   l’aumône,  confondant  indigents  et  malades,
               maladies. »                                      confusion  qui  brave  toutes  les  règles  de
                                                                l’hygiène  aérienne  en  vigueur  et  met  une
               Dans les années 1785-1788, la crise de l’Hôtel-  médecine qui entend se constituer comme une
               Dieu  de  Paris  illustre  la  problématique  qui  a   science, en échec. Tenon qui a fait son appren-
               commandé la politique de la Révolution en ma-    tissage  de  chirurgien  à  l’Hôtel-Dieu,  dresse,
               tière de secours et de santé publique et, au-delà   dans ses Mémoires sur les Hôpitaux de Paris,
               du problème hospitalier, préfigure des modèles   un réquisitoire sans appel : « Il est donc évident
               de  refondation  sociale.  Fallait-il  réhabiliter,  ou   qu’il n’est point d’hôpital aussi mal situé, aussi
               transférer et reconstruire cet établissement de-  resserré,  aussi  déraisonnablement  surchargé,
               venu inadapté, voire anachronique ? D’une ca-    aussi dangereux, qui réunisse autant de causes
               pacité  de  1 200  lits,  l’Hôtel-Dieu  accueille  en   d’insalubrité et de morts que l’Hôtel-Dieu. Il n’est
               moyenne 5 000 indigents et malades.              pas, non, il n’est pas dans l’univers de maison
               La  promiscuité,  la  suroccupation,  l’infection,  le   de malades qui, aussi importante par sa desti-
               délabrement, aggravé par les incendies, alimen-  nation, soit cependant par ses résultats, aussi
               taient  la  légende  noire  de  l’établissement.  Un   funeste à la société. »
               dicton  voulait  que  l’on  compte  au  moins  trois
               corps par lit : un malade, un mourant, un mort.   En  1785  avait  paru  un  mémoire  de  Claude-
                                                                Philibert  Coquéau  (1755-1794)  proposant  le
                                                                transfert et la reconstruction de l’Hôtel-Dieu sur
                                                                               43
                                                                l’île des Cygnes . La reconstruction de l’Hôtel-
                                                                Dieu a valeur de paradigme et institue un débat
                                                                rationnel et scientifique, à  partir des lois de  la
                                                                nature, sur les formes possibles  de  la vie col-
                                                                lective.  Elle  marque  le  passage  de  la  charité
                                                                médiévale  à  la justice sociale. « La Morale,  la
                                                                Politique, l’Administration même sont aussi des
                                                                Sciences, dont les principes, comme ceux des
                                                                autres Sciences, doivent être cherchés dans la
                                                                nature. »  Un  hôpital  doit  être  « suffisant,  com-
                                                                mode, salubre ».
                                                                Le mémoire est suivi d’un projet architectural de
                                                                Bernard  Poyet,  architecte  et  contrôleur  des
                                                                Bâtiments  de  la  Ville.  Poyet  n’innovait  pas  ;  il
                                                                s’inspirait d’un plan imaginé dix ans plus tôt par
                                                                Antoine  Petit,  docteur-régent  de  la  Faculté  de
                                                                médecine de Paris qui voulait donner à chaque
                                                                malade, non seulement son lit mais sa chambre,
                                                                et  préconisait,  pour  favoriser  la  circulation  de
                                                                l’air, une construction en étoile dont les rayons
                                                                se toucheraient en un espace central, siège de
                                                                la  diffusion  des  services.  Poyet  conçoit  une
                                                                structure circulaire, rappelant le Colisée romain,
                                                                « cercle composé de grandes salles tendantes
                    Jacques Tenon, Mémoires sur les hôpitaux de Paris
                         (« Source gallica.bnf.fr /BnF »)       au cercle et séparées par de vastes cours ». Le
                                                                cercle  favorise  l’exposition  « aux  différents
               « Nous  avons  à  Paris,  écrit  Jacques  Tenon   rhumbs  des  vents  »,  l’air  renouvelé  étant  un
               (1724-1816),  un  hôpital  unique  en  son  genre.   agent  naturel  de  salubrité,  dissipateur  des
               Ses portes, comme les bras de la Providence,     miasmes et facteur de santé. Le cercle qui favo-

               42  Jacques TENON, Mémoires sur les hôpitaux de Paris, PH.-D. Pierres, Paris, 1788, Préface, incipit.
               43  Claude-Philibert COQUÉAU, Mémoire sur la nécessité de transférer et de reconstruire l’Hôtel-Dieu de Paris,
               Suivi  d’un  projet  de  translation  de  cet  hôpital  proposé  par  le  sieur  Poyet,  Architecte,  et  contrôleur  des
               bâtiments de la ville,1785, 44 pages.


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