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I. SOREL AVANT SOREL


            Nous savons peu de choses sur la vie de Sorel,     Péguy la Beauce, Maurras la Provence. Hors terroir,
            plus que discret  sur sa vie personnelle.  Il  nous a   hors classe sociale, comme de nulle  part et n’ap-
            laissé un curriculum vitæ concis, unique document   partenant à  personne, Sorel était l’homme du déta-
            autobiographique, adressé à son biographe italien   chement, la seule attitude qu’il estimait convenir à
            Agostino Lanzillo  (lettre du 20 février 2010) :   l’intellectuel. L’expérience de la réprobation sociale
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                                                               à l’endroit de sa famille déclassée par ses dettes,
            « Ma biographie tient en quelques lignes. Je suis né à
            Cherbourg le 2 novembre 1847 ; j’ai fait mes études   a-t-elle joué dans son indifférence de classe et son
            au Collège de cette ville, sauf un an que j’ai passé   mépris pour la bourgeoisie, et justifié une margina-
            au collège Rollin à Paris ; j’ai été à l’École Polytech-  lité volontaire ?
            nique de 1865 à 1867.                              Le déroulement de sa scolarité et son entrée dans
            En 1892, j’ai laissé  le service des Ponts-et-     la vie professionnelle  ont tenu Sorel à l’écart du
            Chaussées, sitôt que j’ai pu le faire honorablement,   désastre national de 1870 et de la Commune. L’éloi-
            c’est-à-dire quand j’eus été décoré (la Légion d’hon-  gnement géographique achèvera de le protéger des
            neur est un brevet de loyaux services pour tous les   événements et de la vie politique. En juillet 1870, il
            fonctionnaires  d’un  certain  rang)  et nommé  ingé-  est nommé à Corte ; en juillet  1871,  à Albi ; puis,
            nieur en chef.                                     successivement, à Draguignan, Gap, Mostaganem
            J’aurais  pu demander  la faveur (qu’on  accorde à   (1876), enfin à Perpignan en 1879.
            tous les fonctionnaires des Ponts-et-Chaussées) de   Il accomplira dans cette ville treize années d’activité
            rester en congé illimité, ce qui m’aurait permis de   en qualité d’ingénieur,  et,  non sans fracas,  démis-
            conserver mes droits à la retraite, mais vraiment, j’ai   sionnera en août  1892 pour vivre ailleurs  de ses
            préféré ne pas demander de faveurs à personne et   rentes, autonome et autarcique.
            j’ai donné ma démission. » 21
                                                               La  notice biographique  fait silence  sur un événe-
            Ce raccourci brille par ses non-dits. Georges était   ment intime et dramatique : le compagnonnage de
            l’aîné de trois frères. Le père, commerçant malheu-  Georges Sorel et de Marie Euphrasie David (1845-
            reux, imposa de durs sacrifices à la famille pour le   1897). L’amour, le deuil de sa vie. À sa façon pudique
            remboursement  de ses dettes qu’il  acquitta scru-  et indirecte,  Sorel a rendu hommage à son amie
            puleusement  jusqu’au  dernier sou. Sa mère était   dans un article « Jean-Jacques Rousseau », publié
            la fille d’un officier d’Empire décoré par l’Empereur   en juin 1907 dans Le Mouvement socialiste ; la com-
            sur le champ de bataille. Chrétienne d’une religion   paraison  était transparente entre Jean-Jacques  et
            profonde et sévère. Georges Sorel grandit dans une   Thérèse, et Georges et Marie :
            ambiance familiale où les valeurs d’honnêteté civile   «  Heureux l’homme qui a rencontré la femme
            croisaient celles de l’honneur militaire sur fond de   dévouée, énergique et fière de son amour, qui lui
            piété janséniste. La fratrie était douée en mathéma-  rendra toujours  présente sa jeunesse,  qui empê-
            tiques. Georges a laissé le souvenir d’un surdoué,   chera son âme de jamais se contenter, qui saura lui
            et d’un « original ». Il entre en bon rang à l’École   rappeler sans cesse les obligations de sa tâche et
            Polytechnique, opte pour les Ponts. Ses deux frères,   qui parfois même lui révélera son génie. »
            à leur tour,  intégreront l’École, l’un choisissant la
            carrière militaire (artillerie), l’autre les manufactures   Admirable phrase, dit Pierre Andreu, que Georges
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            d’État (ingénieur chimiste).                       Sorel répétera souvent . Il évoque dans une lettre
                                                               à Benedetto Croce, au décès de Marie (1897), « la
            Au dire de son biographe Pierre Andreu, Georges    forza del primo amore ». Inconsolable, il inscrit le
            Sorel «  puisa dans le premier enseignement  reli-  souvenir de la compagne au fronton de ses livres,
            gieux de sa mère ce besoin d’une morale sublime    et du plus fameux d’entre eux : « À la mémoire de
            qui le poursuivit toute sa vie » . Ce pur Normand   la compagne de ma jeunesse, je dédie ce livre tout
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            jamais ne parlera de sa province, alors que l’heure   inspiré par son esprit. » 24
            était à l’« enracinement », Barrès exaltant la Lorraine,


            20. Agostino Lanzillo, Giogio Sorel, Rome, Libreria  editrice  Romana, 1910.
            21. P. Andreu, op. cit., p. 35. Cité aussi par G. Goriely : op. cit., p. 8, et René Johannet : Itinéraires d’Intellectuels, Paris, Nouvelle
            Librairie Nationale, 1921.
            22. P. Andreu, op. cit., p. 25.
            23. A. Lanzillo : lettre du 20 février 1910. A. D. Halévy : lettre du 26 août 1907.
            24. Il discute de la dédicace avec son éditeur D. Halévy (lettre du 26 août 1907), l’interroge sur le protocole en la matière, lui
            rappelle sa dédicace en italien à Saggi di critica del marxismo (1903) : « Questa pagina dedico alla memoria DELLA CONSORTA
            ADORATA que fu l’iniziatrice dei mei studi sul socialismo e che me guido durante tutta la sua vita i mei lavori. » (Cette page est
            dédiée à la mémoire de ma compagne adorée qui fut l’initiatrice de mes études sur le socialisme et qui m’a guidé durant toute
            sa vie dans mes travaux.)
            La dédicace ne figurera que dans la première édition des Réflexions.

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